Lettre de Jean des Cognets à Jeanne Hamonno - 17/04/1933 [correspondance JdC]

Publié le par Jean des Cognets (1883-1961)

[publié le 10/02/2024]

[lettre précédente]

[transcription]

[1]

17 avril 1933 soir

Toul-ar-Vilin

SAINT-MICHEL-EN-GREVE

Par Ploumilliau (Côtes-du-Nord)

Ma chère Jeanne,

Nous avons joui ici d’une grande paix pendant les derniers jours de la semaine Sainte, et j’ai vécu avec douceur dans la compagnie de nos morts, de notre Hervé et d’Emmanuel, qui se sont suivis de près sur le chemin de Dieu. en mémoire d’Emmanuel, j’ai tenu à reprendre la tradition de la pénitence qu’il s’imposait le Vendredi Saint, et qui lui coûtait si fort: je me suis abstenu de fumer. Et je me souvenais comme tu disais drôlement que dans cette épreuve la foi d’Emmanuel exerçait la charité, et qu’il faisait du même coup son salut et ton purgatoire… Comme il riait avec bonté, et un peu de remord de sa mauvaise humeur - si bonne pourtant!...

[2] Tu me pardonneras de te dire que je n’ai pas encore retrouvé le goût des séjours à Rennes, depuis qu’il n’y est plus. Tu sais bien que cela ne signifie pas du tout que je ne t’aime plus autant qu’avant, et que je ne suis pas heureux de te voir et de te revoir. Mais je ne suis pas encore accoutumé à t’aimer sans lui, séparé de lui. Lui, c’était tellement vous, la moitié de ce cher vous comme tu l’appelais, vous deux en un! Encore un peu de temps devra passer pour que nous soyons nous, toi et moi, ceux qu’il aime, ceux qu’il aime toujours, et qui gardent son souvenir vivant. Ce sera alors l’époque des “Te rappelles-tu?...” infinis. Je ne sais pas non plus si j’aurais le cœur de [3] retourner seul, sans lui, à St Nectaire. Il a fallu qu’il ne soit plus là pour que je fasse le compte de mes années, que je vois mes cheveux blancs et que je puisse croire que la vieillesse était derrière ma porte, qu’elle entrerait bientôt, et la laisserait entrouverte pour une autre visiteuse.

Il faut que je te réponde pour la bonne lettre que tu m’as écrite, ou plutôt, car c’était de vive voix, pour l’offre si gentille que tu m’as faite, ou plutôt, car c’était de vive voix, pour l’offre si gentille que tu m’as faite. Tu l’as bien compris, ce qui m’eût été le plus précieux, c’est ce qui l’aurait touché au plus près, l’objet le plus intime, qu’il eût le plus porté. Mais je [4] sais comme toi qu’il n’avait rien à lui, et qu’il n’attachait aucune importance aux petites choses dont on aime à se réserver l’usage. Il était si dépouillé de tout sentiment d’égoïsme, si insensible aux petits orgueil de la propriété, si [renoncé?]. Je ne l’ai jamais entendu dire: “Ceci est à moi” - ni mon ceci, ma chose, mes affaires. Il eut fort bien vécu de tendresse, d’idées pures et de l’air du bon Dieu…

Alors? alors je suis bien embarrassé non pas de vils scrupules car de toi à moi il n’y a rien de vraisemblable de ce genre. Tu as trop bien choisi, choisissant pour moi. Je ne sais à mon tour me comporter autrement que l’âne de Buridan. Le groupe de bronze est très important [5] et sa valeur même me gêne. Il est vrai que nous en avons ri bien souvent ensemble parce qu’il nous semblait une image très véridique et d’un symbolisme parfait de la politique électorale: ces chiens qui se disputent un faisan, qui le plument, l’arrachent, le dévorent. C’est la politique [d’arrondissement?]… Je n’ai pas souvenir du joli petit bougeoir dont tu m’as parlé. Pour ce qui est du couvert, c’est assurément l’objet le plus personnel que tu aies recueilli de son héritage, je sais qu’il y tenait et qu’il le regardait avec plaisir, en mangeant à table, [tout?] en écartant sur ses épaules sa cape de cardinal… Lorsque nous étions tous autour de la [6] table, et qu’il promenait son regard sur notre cercle de tendresse, c’était un des meilleurs moments de sa vie. On se préparait à causer en liberté, à rire sans malice, à se donner jusqu’à n’en pouvoir plus, la bonne détente du rire, des bêtises de gosses, des causeries à plein cœur. Ah! ces entretiens de la table, boulevard Sévigné, que nous ne connaîtrons plus, ni jamais, nulle part, rien qui leur ressemble… mais ce couvert est aux armes des Desgrées, et il lui venait de ses parents. C’est donc une chose de famille, qui a un caractère un peu sacré, et qu’il avait le devoir et sans doute [7] la volonté, de transmettre à ceux de son nom. J’aurais donc le sentiment, en l’acceptant de ta main trop généreuse, de détourner quelque chose, et d’en frustrer ses légitimes possesseurs. Il y a là une valeur qui n’est pas uniquement celle du souvenir personnel, mais qui s’intègre dans le patrimoine, qui en participe. Je n’oserais! Je suis si touché cependant que tu y aies pensé pour moi, avec cette délicatesse de sentiment qui associe l’imagination, qui sait trouver ce qui plaira, au cœur, qui sait l’offrir.

En résumé, je ne sais pas, je te laisse faire ce qui sera toujours le mieux.

Je ferai part au Conseil de lundi [8] prochain des remerciements dont tu m’as chargé pour lui. Il m’eut été bien agréable de faire davantage pour toi, avec l’aide si cordiale que donnaient tous mes collègues et Pierre Artur. Je persiste à penser que tu aurais pu y aller plus rondement, et plus cousin-cousine, enfin plus fraternellement avec moi, sans t’embarrasser de scrupules certes honorable mais un peu pointilleux (sur le point d’honneur) Enfin puisque tu l’as préféré ainsi, là aussi je dis: tout est bien.

À bientôt - vers dimanche je pense. Affectueux souvenirs à François ton fidèle compagnon et à tous autour de toi. Jeannette, Marie Cécile et moi nous t’embrassons tous très tendrement. Bien [tien?] de coeur.

Jean

[lettre suivante]

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article