Lettre de Henri Desgrées du Loû à son fils Emmanuel - 02/02/1893 [correspondance]

Publié le par Henri Desgrées du Loû (1833-1921)

[publie le 13/04/2023]

[lettre précédente]

[transcription]

Vannes le 2 février 1893

Soixante ans!

Mon cher enfant, je suis heureux et point jaloux de te savoir à Kermaria, je me rappelle les bonnes heures que tu y as passées avec Jeanne l’année dernière et en pensant à ces heures j’aurais pu les voir renaître ici et les partager avec toi, je me dis que mon tour viendra quand il plaira à Dieu et qu’en tout, dans les petites choses et dans les grandes, dans les joies et les tristesses, il fait bon de se confier à sa volonté, à ce qui semble même ses préférences. Je crois franchement qu’un voyage à Kermaria, un voyage à Vannes eussent eu le même résultat au point de vue de la santé de Jeanne, étant donné que l’état sanitaire soit aussi bon ici que là. Et cependant, je me demande si l'état sanitaire ici est bien ce que m'en disait Mauricet et s'il ne s'illusionnait pas lui-même. J'apprends ce matin même la mort de Mery le jeune Mery horloger qui épousa il y a quelques années la fille de Seveno. Les deux morts, celle de [Magré?] et celle de Mery et celles que nous ne connaissons pas indiquent qu'il y a ici des fièvres typhoïdes et qu'elles y sont mauvaises. Peut-être avons-nous bien fait de suivre les conseils les prescriptions, puis-je dire qui m'ont été faites et que j'ai maudites en te les transmettant. Et maintenant j'attends avec impatience les Univers de ces jours-ci et l'article que tu m’annonces. Il est bien vrai que la Gazette est de mauvaise foi, d’une mauvaise foi qui impatiente. Elle s'arrange pour que ses lecteurs ignorent la vérité et de fait un certain nombre d'entre l'ignorent. Il n'en n'est pas moins vrai que cet article que tu qualifies d'un peu vif me donne la chair de poule, et je crains que tu ne passes les bornes au moins dans la forme, que tu ne sois pas suffisamment parlementaire. Un grand talent, c'est de savoir dire la vérité, tout ce qu'on veut dire sans une forme polie. J’aimais beaucoup à ce point de vue ton premier article sur Drumont. Je sais qu'il y a une différence à faire entre Drumont et la Gazette, mais cette différence n'exclut pas la modération dans les termes. Il faut que la pensée soit rendue de telle façon que la lecture la complète. Ce n'est plus l'écrivain, ce n'est plus l'orateur qui est violent; c'est le lecteur, c'est l'auditeur. Mr de Mun, soit qu'il parle, soit qu'il écrive excelle dans la réprimande, ce sont les habiles, qui savent être énergiques sans être violents. Mais j'ai bon espoir. Ce matin j'ai [en?] distraction adressé l'Univers à Brest, et voilà que le courrier de Paris d'aujourd'hui nous manque; il a pris la direction de Brest et nous reviendra ce soir pour n’être distribué que demain. C'est agaçant et d'autant plus que demain à 8h je pars pour Port Navalo avec Pierre et Henri et ne reviendrai qu’à 8h. ce soir. Je vais rêver de ton article tous le jours. Ton cousin Pié de Vache sera le bienvenu quand il se présentera. S'il était venu aujourd’hui, je l’aurais emmené demain à Port Navalo. Ce que tu me dis des épreuves de la lutte ne me surprend pas et tu juges bien la situation ce qu’elle est. Tout homme qui sort de la voie commune en est là, mais si la vie de cet homme devient une leçon pour le plus grand nombre c’est bien une autre affaire.  La raillerie fait bientôt place à la haine, et la haine ne connaît plus rien. Oui, Mr de Mun a souffert. Je l’ai entendu accuser d’infamies dans sa vie et cela par des gens qui se croient fort honnêtes. J’ai entendu lui reprocher la conduite de son ou de ses neveux qui ne sont pas, paraît-il, irréprochables. Et les ennemis, ceux qui haïssent, font beaucoup plus de tapage que les autres. Quand on est entré dans cette voie, il faut regarder en haut, mettre sa confiance en Dieu, travailler pour lui et se moquer du reste. Au point où nous en sommes, il ne s'agit plus de regarder en arrière, et tu n'en as nulle envie. Moi aussi, je regrette de ne pas pouvoir m'entretenir de ces questions avec toi. Il y a bien des choses qui ne se disent pas par lettre. Une chose dont tu peux être certain, c'est que je ne te lâcherai pas, que je serai sans cesse à tes côtés, de cœur du moins pour partager tes tristesses et tes espérances. Je n'aurais jamais voulu te pousser moi-même dans une carrière qui ne [comporte?] pas la médiocrité, mais puisque c'est fait, tu ne trouveras en moi que des encouragements. Ton oncle Auguste aussi te soutient ferme. Ton oncle Charles ni ta tante, ni même Rapha ne me parlent de toi que de loin en loin et exclusivement pour me demander de tes nouvelles. Rapha sème des pas d'âne avec l'ami [Jaurions?] tout le long des jours et il qualifie lui-même d'existence d'huître la vie qu'il mène. Ce qu'il te faut maintenant à tout prix, c'est l'union dans la famille. La sympathie peut exister entre frères et beau-frères avec les dispositions les plus disparates. Certainement Mr Trochu et toi vous êtes aux antipodes l’un de l’autre autant que j’en puis juger et cependant, je ne vois rien qui puisse ou doive vous séparer. Tu as raison de le mettre sur des sujets qui l'intéressent et plus raison encore de ne pas répondre aux allusions ou à ce que tu prends pour des allusions. Adieu, mon bien cher enfant. Fais-moi donc savoir quel jour tu seras à St Brieuc; s'il m'est possible, j'aimerais me trouver avec toi sauf à rester un jour de plus pour te retrouver ensuite à Brest. Embrasse tendrement Jeanne pour moi. C'est quelque chose n'est-ce pas que d'avoir une femme comme elle dans ses tristesses et ses [ennuis?]. Mille souvenirs et respects autour de toi. 

Henri

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