Lettre de Henri Desgrées du Loû à son fils Emmanuel - 20/09/1892 [correspondance]

Publié le par Henri Desgrées du Loû (1833-1921)

[publié le 16/01/2023]

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[transcription]

Nogent le 20 Septembre 1892.

Mon cher enfant, tu commenceras par remercier Jeanne des quelques lignes par lesquelles elle a clos ta dernière lettre. Tout souvenir d'elle m’est précieux, ne fût-ce que l'adresse de sa main. Tu remercieras aussi ta b. mère de sa lettre à laquelle je me propose de répondre ces jours-ci. Voici pour vous deux une année grosse d'événements, et tu as raison d'invoquer sur elle les miséricordes de Dieu. Ce pain quotidien que tu demandes chaque jour, cette année, tu sauras s'il te sera accordé abondamment ou parcimonieusement et ton travail peut évidemment beaucoup en faveur de cet avenir encore incertain. Il faut espérer. Je pense souvent à toi quand je relis chaque jour ce verset: Labores manuum tuarum quia manducabis, beatus es, et bene tibi erit. et aussi la suite: Uxor tua sicut vitis abundans in lateribus domus tuae. Filii tui sicut novella olivarum, in circuitu mensae tuae et tout ce psaume 127 que je demande à Dieu de t’appliquer d’un bout à l’autre. Tes journées sont bien pleines et ton temps me paraît bien partagé. Ainsi employées, ces semaines accumulées grossissent ton bagage. Il faudra y joindre un jour ou l’autre l’histoire, surtout l’histoire des temps modernes: l’histoire parlementaire de la France et de l’Angleterre, les orateurs politiques, les grands historiens des deux pays. Pour sortir du terre à terre du métier, pour être capable d'une conférence, il faut être capable d'enseigner, il faut donc savoir. Tu as encore le temps devant toi, et tu me parais disposé à en tirer parti. Pour moi, je ne lis plus pour apprendre, aussi je lis un peu au hasard. Quand je trouve un titre affriolant, je me laisse prendre: c'est une grosse affaire pour un écrivain que de savoir choisir son titre. C'est ainsi que l'autre jour en dépit de mes serments, je me suis laissé aller à lire les souvenirs d’Issy Ernest Renan. J'étais curieux de savoir ce que cet homme là dirait du séminaire. C'est onctueux, c'est même bienveillant au premier abord. Il y a quelques aveux à recueillir et des affirmations effrontées. Je suis sorti de là convaincu que cette réputation était très surfaite (réputation littéraire) C'est absolument sans chaleur et sans âme. Si cet homme là n'avait pas été jugé utile par la secte dans l' œuvre capitale de notre temps, le renversement du christianisme, jamais, je le crois il n'eut atteint la notoriété où il est arrivé. Un autre écrivain, d'une autre taille et qui ne me va pas du tout comme homme d'état, je me hâte de la dire c'est Mr de Broglie. Je crois t'avoir déjà parlé des articles qu'il a publié dans la Revue des deux mondes de 1881 à 1887 sous le titre d'Études diplomatiques. C'est l'histoire de la lutte entre Marie-Thérèse et Frédéric de 1740 à 45. Il y a là des portraits, des contrastes, des récits, des jugements merveilleux. La reine de Hongrie et le roi de Prusse Louis XV, Fleury, Voltaire et les dessous des cartes, les intrigues, la duchesse de Châteauroux, le duc de Richelieu son compère et tous ces documents si longtemps gardés secrets et qui ont enfin vu le jour pour l'éternelle [confession?] de ce siècle abominable. Voltaire roulé par Frédéric sans qu'il s'en aperçoive, Voltaire envisagé sous un jour nouveau, maladroit et dupé par plus fort que lui et aussi faux que lui, cela fait plaisir. Malheureusement, nous Français nous n'avons pas d'autres satisfactions que celle-là à recueillir de cette époque, et nous ne pouvons nous empêcher de prendre parti pour Marie-Thérèse la seule figure vraiment intéressante de ce temps mais hélas! notre mortelle ennemie. Si jamais cet ouvrage qui a été depuis publié en deux ou trois volumes te tombe entre les mains, tu le liras certainement avec intérêt. Le malheur, c'est que d'aussi belles pages soient mêlées à des malpropretés philosophiques et littéraires comme la Revue en accueille volontiers. L'autre jour, j'en ai vu une fois de plus l’inconvénient. Voulant détourner mon ami Jacques des lectures bêtes dont il occupe une partie de ses nuits, je lui ai conseillé les Études Diplomatique après lui en avoir lu deux ou trois pages bien choisies. J'avais gagné mon procès, mais le lendemain quand j'ai voulu l'interroger sur ses impressions, il m'a avoué avoir trébuché sur je ne sais quel roman dans lequel il s'est définitivement embourbé. Je partage ta manière de voir sur Zola en ce qui concerne son attitude à Lourdes. Attendons. Quant à la Débâcle, tu n'es pas seul à en parler avec admiration. J'ai retrouvé tes impressions sous la plume de Mr de Vogué. Je n'ai lu de lui que les premières pages de la Terre dans un numéro d’essai de Gil Blas, et j’avoue que j’en ai été dégoûté tout de suite. C’est trop malpropre pour moi. Les paysans ne sont pas ceux que j’ai connus à Conlo et qu’un nouvel écrivain, d’Héricault peint dans le feuilleton de l’Univers. Et Xavier! Voilà un des écrivains que j’aime le mieux sur la terre; les trois autres sont Marie, Jeanne et toi. Lis ceci, par exemple: Ce qu'il me faudra, ce sera une femme “baladeuse” si je puis m'exprimer ainsi, car en admettant que je lui sacrifie quelques années en France, il est plus que probable que la nostalgie des voyages et de l’Algérie me reprendra au bout de peu de temps et je serai très heureux qu’elle eût les mêmes goûts. Çà et un peu de bonne galette me rendrait très parfaitement heureux!!!

N’est-ce pas désespérant? Combien faudra-t-il encore de campagnes au Tonkin pour le mûrir, pour l'attendrir, pour lui faire comprendre tout ce que la vie d'intérieur a de charmes! Quel fruit vers nous avons là! Tu sauras que ton cousin Jean est au contraire très mûr et je suis en train de faire aboutir un projet de mariage où la “bonne galette” figure avantageusement quoique en seconde ligne. La famille de la victime en est aux informations, et je crois, j’espère que ces informations seront bonnes. Du reste, si je ne croyais pas Jean capable de répondre parfaitement à ce qu'on attend de lui, je ne me mêlerais de rien. 

On nous annonce de nouvelles persécutions cette année, et il est probable qu’au mois de Novembre on va débuter par une nouvelle campagne de violences contre les collèges des Jésuites. L'État est furieux de voir ses collèges désertés. Ces renseignements nous arrivent de différents côtés ce qui n'est pas, tu le penses sans nous préoccuper beaucoup, pour Pierre et Henri. Je trouve comme toi que l'on se montre beaucoup trop coulant sur la question des écoles laïques en général. Il y a même un courant dans le haut clergé qui ne tendrait à rien moins qu'à changer la direction de celui qui a voulu produire Léon XIII. Cela résulte d'une quantité de petits faits et surtout d'abstentions trop significatives. Le St Père a commandé de reconnaître loyalement la forme de gouvernement; on a traduit: le gouvernement et son personnel. Cela devient par trop évident. Mgr Juteau en a donné un témoignage; un autre témoignage c'est la phrase significative que le pape a insérée dans une lettre de remerciement à l'Archevêque de Tours. Tu la liras, je crois dans le numéro de Dimanche que je t'ai envoyé hier. Allons, voilà la fin. Tous, nous nous rappelons à tous. Je terminerai comme j'ai commencé en te disant pour que tu le répètes que Jeanne tient une des meilleures places dans mon cœur, que je suis tout heureux de sentir qu'il en est de même pour moi dans le sien. Je t'aime bien aussi toi, mon cher enfant, et je suis fier à l'avance et heureux aussi, tu le sais, de cet avenir que nous rêvons ensemble, mais dont nous ne sommes pas encore certain. Mais n'est-ce pas déjà quelque chose de l'avoir rêvé. 

Henri 

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