Lettre d'Emmanuel Desgrées du Loû à Jean des Cognets - 02/04/1930 [correspondance JdC]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 30/03/2022]

[extrait de L'histoire au jour le jour de la rupture avec l'abbé Trochu,

d'Emmanuel Desgrées du Loû (arrière petit fils)]

[lettre précédente]

[transcription]

2 avril 1930

Mon cher Jean

Comme je te l'ai dit ce matin au téléphone, ce fut hier soir la réponse du berger à la bergère.

Mon co-gérant m’avait fait dire par M. Moreux que, quand j'arriverai au journal, il aurait à m’entretenir.

Je le vis à 7 h moins le quart et la conversation durera jusqu'à 7h et demi. De part et d'autre, elle fut correcte. Nous étions deux hommes bien élevés, calmes, posés, sans violence.

Après quelques propos divers, il me dit : " vous avez demandé qu'on envoie 5000 francs à M. le Cojannet. Je ne les enverrai pas "

- Pourquoi ?

-Vous m'avez refusé, à l'instigation de Jean des Cognets, une signature que je vous demandais. Vous n'aurez pas les 5000 francs.

-Très bien

L’intonation de ce "très bien " signifiait que je ne considérais pas l’incident comme terminé.

Là-dessus, récrimination sur" la guerre de coups d’épingle" que, depuis quelques temps, le Conseil de Surveillance ne cesse de lui faire. Explications - qui ne m'ont pas paru dénuées de toute valeur - au sujet de l'utilisation de notre local (le fait que je n'ai pas signé régularisait cette utilisation) pour l'installation du fil du Sud, etc. etc. Quant aux informations transmises par ce fil, ce ne sont pas les nôtres. Le Sud a son abonnement à Havas. Et, d'autre part, il n'y a rien d'incorrect dans le fait que deux de mes rédacteurs de Paris, appointés par le Sud, lui font une partie de sa cuisine.

Élargissement de la discussion. Prétention du conseil de limiter ses pouvoirs. Là-dessus, tu en sais autant que moi. Discussion sur les origines de l'accord de 1917; moi, me souvenant que c'est en 1916 à mon retour de Brest qu’il en fût pour la première fois question ; lui, affirmant qu'il ne fut alors question que de la non rentrée de Teitgen à O.E. et de ta participation au Conseil de Surveillance, mais qu'en 1917, envisageant la possibilité de mon décès (merci !) les colonnes du journal, gros actionnaires, avaient jugé prudent de m'adjoindre un cogérant, qu'il avait alors proposé à Monsieur Schwoebel et à toi-même cette fonction et que personne ne l’acceptant, il s’était dévoué. D'où consultation de Maître Le Borgne et rédaction du texte de 1917 ratifié par l'Assemblée Générale... Bon ! Je passe.

Je lui ai dit en substance que ce qui vous divise, vous et lui, c'est une question d'interprétation juridique et qu'il n'y a pas lieu de s’exciter. Rien n'est plus froid qu'une question de droit. Celle-ci doit être assez facilement résolue. Je ne crois pas que son interprétation à lui soit exacte. Il reste que si comme il le dit et comme je le reconnais ses pouvoirs sont égaux aux miens, les miens sont donc égaux aux siens ; que je n’ai pas pu lui déléguer plus de pouvoirs que je n’en ai moi ; que si les formules dont il use à mon égard sont justes, il ne me reste plus, en fait de droit, que la signature sociale et la prison et que cela me paraît paradoxal ; et enfin, j’ajoute que le débat qui s'est élevé entre le Conseil et lui n'est pas de ma compétence ; que je n'ai jamais eu l'intention de lui disputer le terrain des affaires et qu'en définitive, c'est à l'Assemblée extraordinaire qu'il appartiendra le cas échéant de trancher cette question de la cogérance.

Reste le terrain politique.

Je lui rappelle qu'au moment de la fondation de l'O.E., il fut décidé qu'il y aurait deux gérants statutaires, Alfred Perrin et moi, étant entendu que le premier de ces gérants aurait la direction commerciale, industrielle et administrative de la maison, et moi-même la direction politique. Au bout de 2 mois d'essai, Perrin, incapable, dut démissionner. Je restai seul. L'abbé entra dans la maison, et devint, en fait, directeur commercial, industriel et administratif du journal. Mais je demeurai seul directeur politique et jusqu'à 1928, cette direction traditionnelle ne me fut jamais contestée. Ce n'est que depuis les élections de 1928 qu'il a commencé d'empiéter sur mon terrain et de faire en dehors de moi une politique que j’ai toujours désapprouvée et que je désapprouve encore. Or, il est évident que la difficulté résultant de cette double politique- double et contradictoire - ne peut se prolonger. J’ai donné toute mon âme et toute ma vie à certaines Idées. Je n’accepterai jamais de les renier et, s'il le faut, je poserai la question de confiance sur ce point devant l’Assemblée Générale.

Sur quoi, explications assez confuses de mon interlocuteur, avec des diversions tendant à les embrouiller encore.

Il ne me dénie pas ouvertement mes pouvoirs de directeur politique. Il me reproche plutôt, "d'accord avec mes meilleurs amis", de ne pas les exercer suffisamment et de ne pas faire rendre ce qu’elle devrait rendre à la puissance de l'O.E.

Je lui réponds que tout ceci, c'est affaire de conceptions et de méthodes. Les miennes ne sont pas les siennes. Je le presse de préciser comment, selon lui, devrait s'exercer ma fonction. Il s’évade. Je profite de l'occasion pour lui faire observer qu'une certaine action extérieure, voyages, déplacements, invitations, démarches etc ne sont possibles qu'au prix de dépenses assez élevées et qu'il sait très bien que si, à une certaine époque qui n'est pas lointaine, j'avais demandé pour y faire face des frais de représentation, on ne me les aurait jamais accordés! Qu'il ne faut donc pas raconter des histoires et faire du roman ; que depuis que j'en prends un peu plus à mon aise sur ce chapitre des dépenses, cela m'a permis d'agir plus efficacement ; en tout cas, notre désaccord en matière politique est formel, mais que j'entends à cet égard conserver tous mes droits.

- Je ne vous conteste pas ces droits me dit-il. Vous avez la liberté de votre politique et moi j'ai la liberté de la mienne.

-Fort bien, mais si nos deux politiques dans le même journal se contrebattent, c’est l’incohérence.

-Dans ce cas nous ferons un journal de simple information.

-Nous n'en n'avons pas le droit. L'Ouest-Éclair a été fondé pour défendre un idéal et faire une politique. C'est même statutaire, ne l'oubliez pas.

Ici, mon interlocuteur fait un geste de détachement et marmonne quelques mots qui signifient, je pense, que l’indication des statuts est sur ce point trop vague et trop élastique pour qu’on puisse s’y référer.

Et l'on alla chacun chez soi manger la soupe.

J'oubliais ces petits détails :

1° la papeterie n'a pas été la si mauvaise affaire qu'on dit. Et, d’ailleurs, vous l’avez approuvée, vous, membres du conseil. Il y a une lettre de M. Jean des Cognets suffisamment explicite, même en ce qui concerne la seconde usine.

2 °allusion à une "mauvaise langue", et "bête" qui est dans ce conseil. J'ai cru discerner qu’il s’agissait de Mme de la H.( ! ! ! )

3° Espoir qu'entre nous, l’amitié survivra, même après ces incidents. De ma part, signe poli d’approbation. Espoir aussi que peu à peu, les choses s'arrangeront. Je réponds toujours poli et souriant par la formule de Capus "dans la vie tout finit par s’arranger."

Mais n’oublie pas (il ne me l’a pas dit mais il le sait) que les décisions de l’Assemblée Générale extraordinaire doivent être prises à la majorité des 2/3. Ceci ne laisse pas de m'inquiéter un peu

La note du Cardinal est très acceptable, mais un peu macaronique.

Quant à ta discussion des prétentions de mon co-gérant, elle est parfaite de logique et de clarté.

Au galop, je t’embrasse. Il faut que je coure au journal.

Ton vieux frère Emmanuel

Tu es toujours aimable et courtois me dit-il, mais il n'est pas sûr que, derrière, lui ton amitié s'affirme de la même manière. Attention à certains propos qui peuvent être répétés.

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