Lettre de Jean des Cognets à Emmanuel Desgrées du Loû - 14/01/1927 [correspondance JdC]

Publié le par Jean des Cognets (1883-1961)

[publié le 04/12/2021]

[transcription]

[1]

En mer, au large… 14 janvier 1927

À bord de l’Ouest Eclair.

Mon cher Comte, c’est une belle bataille! Bien que je sois au plus fort de l’affaire comme je n’y joue pas un rôle actif, je suis très bien placé pour tout observer et je me fais un plaisir de vous envoyer cette relation.

Une petite galiote de notre partie, qui s’appelle la Cornillette, et qui n’a pour tout armement qu’une pièce de chasse de petit calibre et quelques mousquets s’étant trouvée envoyée contre le Baudry d’Asson capitaine Delaye (qui porte à son grand mât la flamme de cardinal) nous avons fait force de voiles pour arriver sur le lieu du combat, et nous y sommes apparus hier avant la nuit tombée. La Cornillette faisait un bruit du diable avec tous ses mousquets et perçait de mille petits trous la voilure du [2] Baudry d’Asson sans parvenir à l’atteindre dans ses œuvres vives. La frégate de Delaye malgré sa supériorité de batterie, n’arrivait pas à son ordinaire à prendre le vent et manœuvrait lourdement, la moitié de son équipage étant toujours occupée à épuiser les voies d’eau qui menacent sans cesse de l’envoyer par le fond, en sorte que son commandant parut renoncer aux œuvres, mais non pas aux pompes.

Nous avions, comme d’habitude la supériorité des canons et l’avantage du vent. Le commandant Desgrées a lâché d’abord sa bordée de tribord. Aussitôt, le cardinal a fait amener sa flamme et nous l’avons vu qui s’éloignait à force de rames dans une chaloupe, vers le rivage des États Pontificaux. Il doit être à cette heure arrivé à Cevita-Vecchia.

Le Baudry d’Asson a riposté - mais ses boulets tombaient tout autour de nous dans la mer sans arriver jusqu’à nous, le tir étant trop court (Il est juste de reconnaître que ce n’étaient pas des boulets rouges).

Virant de bord avec une souplesse magnifique, l’Ouest Eclair a lâché une bordée de babord qui est toujours la plus mortelle. Le Baudry d’Asson, vacillant sur sa quille, a aussitôt donné de la bande sur la droite, et a manqué chavirer, tout l’équipage s’étant jeté du même côté.

Nous entendions, fort distinctement, les voix effrayées de quelques hommes qui avaient conservé leur sang froid et qui criaient: “À gauche n. de D! À gauche, ou nous sommes foutus!”

À ce moment, deux navires ont été signalés, [4] accourant sur le lieu du combat: un négrier avec qui nous avons déjà eu des engagements fort vifs au cours de cette [croisière?], l’Action française, commandée par un Sarrazin qui s’appelle, me dit-on, le capitaine Morasse, et dont l’équipage est composé des plus redoutables forbans, flibustiers et écumeurs de mer.

Et une lourde pinasse gréée en voiles latines commandée par la capitaine [Gouraud?] et dont tout l’équipage est composé d’hommes noirs; qui a fait savoir par signaux qu’elle était neutre mais ne s’en est pas moins interposée entre le Baudry d’Asson et nous, pour gêner notre tir.

Au milieu des bateaux ennemis flottait l’immense radeau où s’est réfugiée après l’affreux naufrage de l’Action libérale toute la [mane?] des électeurs catholiques, qui depuis lors flotte au gré des courants, décimée tous les quatre ans par une vague de fond qui balaie le radeau de bout en bout. On y distinguait [5] beaucoup de vieux messieurs qui chantaient des cantiques et le général de Castelnau se tenait au centre, intrépide, en grand uniforme.

Montés dans de petites barques rapides et presque insaisissables, des Communistes - qui sont les Caraïbes de ces parages - harcelaient de toutes parts l’infortuné radeau, et criblaient de flèches ses occupants. Ils excitaient, en outre des requins qu’ils ont dressés à ce genre de choses et qui dévorent de temps à autre un vieux monsieur imprudent qui s’est endormi trop près du bordage.

Et quand la troupe des requins ou l’essaim des petites barques rouges se rapprochait du radeau, on entendait monter de grandes clameurs d’effroi.

La nuit étant tombée, le négrier Action française qui avait qui avait escarmouché sans grand succès contre les barques des caraïbes communistes vint se ranger contre le radeau et proposa à ses occupants de les prendre à son bord, par ???és, et de les transporter au rivage. De grandes palabres s’instituèrent. Mais la majorité des rescapés refusèrent l’offre du négrier, craignant avec raison qu’il ne réduisit en esclavage ceux qui auraient accepté son offre. On sut par la suite que les quelques naïfs qui passèrent outre furent en effet vendus sur les marchés d’Afrique.

La bataille reprendra dès l’aube, mon cher Comte. Nous ne redoutons pas beaucoup l’intervention de La Croix, qui est si mal armée de vieux canons achetés au Saint-Père et qui ne tirent que des foudres. Nous savons que le Pape refuse désormais de leur fournir des munitions. La Cornillette se chargera du négrier, et nous réglerons son comte au Baudry d’Asson, car nous avons le vent pour nous.

Le commandant Desgrées est magnifique sur sa dunette, et tout rajeuni par la bataille. Il regarde la mer rouler ses vagues, en roulant ses cigarettes, et le soir le feu de son cigare échange des signaux mystérieux avec les étoiles.

Notre subrécargue Septime se donne un mal du diable, court sans cesse de la cale à l’entrepont, grimpe aux haubans, rajoute de la toile, et fait jeter à la mer toute la cargaison pour alléger le navire.

Il a même inventé de faire fondre les boulets sur l’arrière même du navire et il a fait aller [8] hier à cet effet, à même le pont, un grand brasier autour duquel il se démène. Nous le regardons faire avec inquiétude, car notre dépôt de poudre n’est pas loin et les hautes flammes risquent de mettre le feu aux voiles. Quelquefois, cela sent le roussi…

Le commandant grommelle sous sa moustache: - “Tout va bien, et je réponds de tout, si ce bougre là ne nous fait pas sauter…

À l’heure où je vous écrit, l’équipage se repose et l’on entend sur sa dunette le commandant Desgrées qui dit sa prière à voix haute et qui invoque tour à tour les morts qu’il vénère. Je viens de percevoir les noms de Montalembert et de Léon XIII, celui-ci trois fois répété.

À bord du Baudry d’Asson, les bouchons de champagne sautent avec un bruit de mousquetterie et le pilote Bigot crie “Terre! Terre!” ce qui réjouit beaucoup notre homme de quart, le vieil Hougniard, car nul rivage n’est en vue.

Adieu, mon cher Comte, faites pour nous des voeux. Que Dieu vous ait en sa sainte et digne garde.

Jean des Cognets



 

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