Lettre de Mgr Vanneufville à Emmanuel Desgrées du Loû - 15/01/1927

Publié le par Mgr Vanneufville

Lettre de Mgr Vanneufville
[Destinataire : Emmanuel Desgrées du Loû]

S.C.J.

Rome, le 15 janvier 1927

[publié le 01/01/2018]
 

[note manuscrite partiellement lisible :

- 16 janvier , - ce di- ????, il est impossible de ??? ma lettre. ??? l'envoie ??? même. J'ajoute que vous devez en exclure ??? qui y sent de l'hésitation. Vous pouvez marcher ??? de votre lettre, je le sais. On ne le verra pas de mauvais œil. Au contraire – il faut abattre cet amas de grossière ??? - à Dieu va ! Vite en Lui. Paraphe

]

Cher Monsieur Desgrées du Loû,


 

Merci de votre excellent lettre du 10 janvier. Je vais la suivre dans cette réponse :

1) Touchant l'article de M. Pagès. Il est bien entendu que mes réflexions étaient de moi seul, et ne s'inspiraient pas de pensées reçues d'aucune autorité. Mes appréhensions étaient peut-être exagérées : l'article était fort bien rédigé. Mais voici le point de vue qui m'a inspiré les considérations que je vous ai communiquées. L'''Ouest-Éclair'' est, dans l'esprit de beaucoup, le plus formidable adversaire politique de l'''Action Française''. La condamnation de l'''Action Française'' leur semble naturellement un très gros succès pour l'''Ouest-Éclair'' et pour sa politique. Mais le Pape a condamné l'''Action Française'' pour des raisons morales et religieuses, et il tient à insister sur ce que la politique de l'''Action Française'', par elle-même, n'aurait jamais provoqué de condamnation, puisque lui-même, personnellement, a des sentiments monarchistes. (Voyez le très limpide et si sincère discours de Mgr de Quimper, que je vous remercie vivement de m'avoir envoyé). L'''Action Française'', elle, s'applique à faire croire à ses lecteurs qu'elle est frappée par suite des intrigues des démocrates, pour sa politique nationale. C'est pourquoi il importait que l'''Ouest-Éclair'' gardât tout d'abord l'extrême réserve qu'il a gardé, insérant tout ce qui venait de Rome, et se tenant lui-même dans l'attitude du témoin et de l'observateur fidèle. J'ai eu l'impression que l'article de M. Pagès était prématuré. J'ai noté aussi que la pointe contre ''La Croix'' était contre-indiquée. Ce n'est pas le moment de s'isoler. - Mais je le répète, ces impressions qui me sont personnelles n'enlèvent rien au mérite intrinsèque de l'article de M. Pagès. Les événements ayant marché comme ils ont marché depuis lors, les inconvénients que j'appréhendais se sont singulièrement réduits.

Il n'en reste pas moins que l'objectif qu'il ne faut pas perdre de vue, c'est que nous devons garder avec un soin jaloux à l'acte du Pape son vrai caractère : d'abord, parce que le souci de la vérité l'exige ; ensuite, parce que des esprits peu bienveillants pour l'''Ouest-Éclair'' ou mal renseignés, pourraient viser à ce que, dans les actes ultérieurs du Saint Siège, il y ait quelque chose qui ressemblât à une ''désolidarisation'' du Saint Siège d'avec l'''Ouest-Éclair''. Vous notez avec quelle perfidie persistante, l''Action Française'' s'applique à créer cette solidarité ''politique'', alors que le Pape ne veut de solidarité ''politique'' avec personne.

Je conclus dès maintenant que votre intervention personnelle, quand elle se produira, - et il se peut qu'elle soir nécessaire – et même relativement urgente – doit avoir pour objectif de briser ce sophisme, - de constater que tous les actes du Saint Siège et tous les articles autorisés et inspirés de l''Osservatore Romano'' excluent le procès '' politique'' – au sens courant et terre-à-terre du mot, - et que c'est l’École de politique qui est atteinte. Nous y reviendrons.

Ou plutôt, pour plus de clarté, vidons tout de suite ce problème. Je crois donc que, si vous intervenez, vous devrez tout d'abord marquer très fort la réserve que vous avez tenue jusqu'ici. Vous aviez fort bien compris, - comme tous deux...

[page manquante]

...défier – a gâchée par une traduction incorrecte et stupide. L'auteur y appliquait à Daudet, avec un esprit redoutable, le mot de Louis XIV légèrement modifié : ''la France, c'est moi...'' - Je vais vous envoyer une nouvelle traduction de cet entrefilet qu'il y aurait intérêt à citer – car je n'ai pas réussi à le faire publier ailleurs.

Je crois qu'il faut préparer votre arsenal dans ce sens, et commencer à disposer dans votre esprit les grandes lignes de votre campagne, - prévoir la contre-attaque que Daudet ne manquera pas de développer... Il est probable que je vous enverrai moi-même, d'ici deux ou trois jours, un article où je relèverai les grossières ''erreurs'' commises par Daudet concernant l'''Osservatore Romano''.

Une parenthèse : qu'est-ce que ce mot prêté à notre ami, l'abbé Trochu : ''nous aurons l'Action Française jusqu'à l'os''. Est-il authentique ? Dans ce cas, il serait tout de même bon de tâcher de découvrir le monsieur qui ''écoute'' et ''transmet'' les boutades émises dans l'intimité. Je me rappelle qu'il y a quelque deux ans, M. Delahaye s'était vanté d'avoir un ou des informateurs à l'''Ouest-Éclair''.

2) Tout ce que je viens de dire n'est rien d'autre que mon sentiment personnel. Comment interroger sur l'opportunité d'une contre-offensive violente contre l'''Action Française'' ? C'est, du même coup, en assumer la responsabilité à ceux que j'interrogerai. Il faut bien, dans des cas de ce genre, guetter les indications de la Providence, c'est-à-dire se conduire, avec toute sa raison et toute sa droiture, en fonction des faits. À la condition de ramener, en crescendo, le leit-motiv que la querelle n'est pas une querelle ''politique'', que vous entendez précisément déchirer cette trame artificieuse, vous pourrez faire en sorte que les inconvénients soient réduits au minimum, et rendus même moins grands que ceux du silence. - Je ne vois pas le moyen, pour le moment, de vous épargner le risque inséparable de l'initiative que vous prendrez à votre corps défendant, en vous jetant dans cette furieuse bataille, la plus âpre, la plus redoutable de toutes celles que vous aurez livrées. Mais je crois que, seul, vous êtes en mesure de la conduire comme il convient, avec votre calme imperturbable, votre sens de la doctrine, votre perception instinctive des situations. La vigueur des coups nécessaires ne devra ressortir que de la ''violence de la pensée'' et de la puissance irrésistible de la vérité. Votre indignation, si grande qu'elle pourra être, ne devra jamais se servir d'une autre arme – suivant votre expression - que de l'épée. En face de la grossièreté de Daudet l'élégance morale est une force singulière.

Vous aurez donc, pour votre compte, vu le Nonce. Pris tout entier, cérébralement, au début de la semaine, par cet article sur l'''Osservatore Romano'' – et quelques autres démarches – j'avais totalement oublié d'écrire au Nonce comme je vous l'avais annoncé. J'en ai été confus et navré, mais je suis persuadé que tout s'est bien passé. Je vous envoie le duplicatum de la lettre que je lui ai envoyée tout-à-l'heure. Écrivez-moi tout de suite, s'il vous plaît, pour m'annoncer que cette lettre-ci vous est bien parvenue, et pour me renseigner sur ce qui s'est passé en votre entretien.

J'ai exposé à Mgr B. mes préoccupations sur les alliances qu'on pourrait d'un certain côté – côté dont le ''Nouvelliste de Bretagne'' est l'exposant – prétendre imposer au nom de l'union des catholiques. Il me rendit attentif aux termes de la dépêche envoyée à la ''Croix'' pour la Noël : la ''Croix'' avait, dans son télégramme parlé de l'union avec les catholiques : dans la réponse, il est question de l'union avec les vrais catholiques, par opposition aux catholiques révoltés de l'A.F. (cette explicitation est de moi). - Et comme je tâchais de préciser mes préoccupations en émettant l'avis que sur le terrain proprement politique, il fallait sans doute être beaucoup plus rigoureux comme exigence républicaine – afin d'assurer le succès – il me fut répondu, cela c'est de la politique, et nous ne faisons pas de politique : en politique, ce qui règne, c'est la ''juste liberté''.

Je finis ici cette lettre. Car je suis un peu fatigué, et il est temps de la faire porter à la gare. J'aurais bien voulu écrire aussi à notre ami l'abbé Trochu. Je me représente l’écœurement indigné que doivent lui causer certaines attaques. Peut-être – probablement même – doit-il ressentir la démangeaison de répondre du tac au tac. J'ose vous prier de lui communiquer ma prière instante de résister à ce désir – si légitime, certes – mais son silence, fallût-il le porter jusqu'à l'héroïsme, sert davantage sa cause et notre cause à tous. Il est si clair que l'''Action Française'' grille de le voir entrer en lice.

Je vous ai dit ce que je crois être la prudence – qui pourra devenir une prudence singulièrement agissante et combattante. Vous comprendrez bien que je n'entends pas cependant tracer une ligne de conduite : j'ai voulu – autant qu'il m'était possible – vous aider à percevoir ce que je sens ici. Que si, durant ces jours, je recueille des données concrètes plus précises, ou un avis supérieur, je ne manquerai pas de vous l'écrire.

Que le Maître vous enveloppe de sa lumière. Je le lui demande : rarement, nous aurons été aussi directement à son service qu'en cette crise si grave, si décisive, où se ramasse tout ce qu'il y a eu de gallicanisme, d'anti-romanisme, - et d'inintelligence dans les vieilles résistances au ralliement. C'est la même doctrine d'indépendance vis-à-vis du Pape là où commence la politique. Voyez l'Enquête de Maurras sur ma monarchie (les réponses de Buffet et de Lur-Saluces...)

Dites- bien à M. l'abbé Trochu que, plus que jamais, je lui suis uni de cœur, d'amitié, et de fraternelle solidarité. J'ai l'impression que mes frères, Mgr Tiberghien, Mgr Glorieux, et tous mes amis du ciel, le Bon Père Harmel, Henri Lerin, Toniolo, Mgr. Pottier, nous aident, et nous aideront. - Écrivez à votre sœur que c'est le moment de redoubler de prières. - Pour nous, continuons à nous comporter dans l'hypothèse – certaine pour moi – que le Pape Pie XI, l'intrépide, ne s'arrêtera point jusqu'à ce que soit faite la lumière complète et évidente pour tous les esprits de bonne foi.

Si j'avais quelque raison de vous conseiller positivement la temporisation, je vous télégraphierais un ''attendez''. -

Pour votre voyage de Rome, le Cardinal Ceretti m'a indiqué le mois de Février. Ne vous dépêchez pas. Mais tenez ce projet comme devant être réalisé. Nous nous écrirons de nouveau à ce sujet aussi.

Présentez mon respectueux souvenir à Madame Desgrées du Loû, et quand vous la verrez, à Madame Morin, et croyez-moi toujours,

votre affectueusement dévoué in Xte.Jesu.

[signature Vanneufville]

[manuscrit] Il est bien entendu que cette lettre est pour vous seul et pour M. Trochu, et qu'il ne faut la communiquer à personne.

[en marge] Samedi soir, il est impossible de recommencer cette lettre

 

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