Lettre d'Emmanuel Desgrées du Loû à son père Henri - 22/08/1890 [correspondance]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 29/12/2021]

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[transcription]

Vendredi 22 Août 1890

Cette fois, mon cher papa, je suis en retard avec vous, mais il ne faut pas m'en vouloir. Tous ces temps, j'ai eu fort à faire. D'abord, j'ai quitté la sinécure des subsistances où j'étais si bien. L'un de mes anciens qui travaille pour éviter les colonies a fait valoir ses droits et j'ai dû prendre sa place aux Armements. Triste baraque administrative que les Armements, où il faut arriver aux heures réglementaires, où jamais la besogne ne chôme, ou sans cesse il faut apostiller et décompter les rôles d'équipage. Bref jusqu'à 5 heures ma journée est prise par les cours et les détails, et même alors je dois continuer à travailler pour mon compte. Il s'est trouvé qu'en ce moment mon tour de corvée est venu: la copie du cours fait par M. Neveu sur la Caisse des Invalides qui n’a pu être imprimée avec le Traité d’Administration et qu’il nous a fallu transcrire tous, les uns après les autres. Et puis, nous étudions en ces moments l’administration de la solde des Équipages; le professeur qui veut tout finir pour la fin du mois va un train d’enfer et exige d’homériques tableaux qui nous prennent tous les 2 jours 4 heures de composition. Enfin, je révise toutes les matières déjà vues depuis mon arrivée à Brest et je fais de l'Anglais. Vous voyez que j'ai mon temps bien employé, car plutôt très occupé. 

Je comptais vous écrire Dimanche, mais du Couëdic m'a fait faire une politesse qu'il était difficile de refuser. Il a ici une correspondante, vieille fille et chanoinesse et qu'on appelle Madame ainsi qu'il était d'usage autrefois pour toutes les femmes de qualité: la comtesse de Trémaudan, très riche, toute seule avec son chapelain, un brave abbé qui est un pistolet d’une force rare. Le château de Keraudren où elle habite est plutôt une grande maison très luxueuse, avec une immense et un bijou de petite chapelle, où la vénérable dame va tourner chaque jour, soir et matin, les feuillets de son livre d'heures. On y déjeune de façon superbe, non pas à la chapelle, mais dans une salle à manger coquette. Je ne sais pas au juste comment les du Couëdic on fait connaissance de cette vie un peu retirée. Ce qui est certains, c'est qu’Henri m’y a emmené et que nous avons trouvé là une dame de la Morvonnais, accompagnée de sa fille et de deux jeunes garçons, charmante famille qui ne brille pas par la beauté ni par l’intelligence. Cette excellente femme est séparée de son mari, un affreux drôle sans doute qui aurait du s’apercevoir avant le mariage que l’âme sœur qu’il croyait avoir trouvée avait décidément de trop fortes moustaches. Serait-ce le fils du La Morvonnais dont il est si souvent question dans le journal et les lettres de M. de Guérin? Il y a tout lieu de croire que oui. Quoiqu'il en soit, j'ai passé là une très bonne et très rassérénante journée, sous les grands arbres d'un très beau parc qui m'a fait penser à Nogent avec ses pelouse, les bruits de ses cascades et ses allées pleines d'ombres. J'y retournerai en bicyclette, dimanche, toujours avec du Couëdic, faire une visite de digestion et peut-être aussi trouver l'occasion d'une digestion nouvelle. Ce brave Henri est décidément un aimable garçon et qui plus est un garçon dont le caractère force l'estime. Il tient de son père mais il semble d'une chaleur d’âme moins expansive. Très bon officier, il avancera probablement très vite, ayant un nom qui empêchera comme pour tant d'autres qu'on ne jette un voile sur ses qualités pour donner la place aux intrigants et aux fils d'archevêques. 

J'ai vu la semaine dernière le P. de Causans qui est très bon homme et m'a parlé de Xavier avec beaucoup de cœur. Je lui ai donné de mon frère les bonnes nouvelles que vous m'aviez transmises et que vous allez, je l'espère, me transmettre encore. Il est allé à St Brieuc passer les fêtes de l'Assomption et a dû y voir Marie. Je vais tâcher de retourner chez lui samedi soir afin d'avoir des nouvelles. En ce moment, je suis encombré d’ouvrage, et c’est à peine si j’ai le temps de vous écrire. J'aurais bien voulu le faire plus tôt afin que mes souhaits de fête pour Maman et pour Marie arrivassent à temps. Ces souhaits, faites les quand même, mieux vaut tard que jamais. Ne m’oubliez auprès de personnes, serrez la main de Jacques, répandez autour de vous la profusion de souvenirs que j'ai amassés là-bas, embrassez Pierre et Henri et dites-leur de s'amuser follement. Et quand l'ami André fera-t-il votre portrait ? 

Emmanuel 

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