Lettre de Henri Desgrées du Loû à son fils Emmanuel - 02/03/1884 [correspondance]

Publié le par Henri Desgrées du Loû (1833-1921)

[publié le 01/02/2020]

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[retranscription]

Conlo le 2 mars 1884

 

Mon cher enfant, j’ai été heureux de te voir pendant ces quelques jours de carnaval, et ton départ m’a laissé comme toujours bien des regrets. Il me semble que tu es fatigué, que ta santé n’est pas ce qu’elle devrait être. Tu tonnes d’une manière fâcheuse, et j’ai hâte de recevoir de toi une première lettre afin de savoir si tu as vu le médecin, et ce qu’il t’a donné. En attendant, les pilules de goudron que t’a données ta maman te seront bonnes, et je t’engage à moins que le médecin n’ait prescrit autre chose, à continuer à en prendre à jeun, le matin en te levant, par exemple, ou le soir à 10 heures lorsque tu te couches à cette heure. Je te parlais tout à l’heure de mes regrets, et cependant, je dois te dire que cette bonne partie qui a précédé ton départ m’a laissé une impression heureuse. Marie et Marthe qui depuis bien longtemps n’avaient autant couru se sont réveillées le lendemain avec des courbatures. Je t’écris aujourd’hui pendant la grand’messe. Nous sommes au nouveau règlement nécessité par le catéchisme de Pierre à 1h ½ . Marie et Henri sont seules à la grand’messe, et je partirai à pied (pourquoi pas à pieds?) à l’heure avec Pierre pour le catéchisme. Notre Dimanche sera bien rempli. J’ai joui ce matin comme je l‘ai fait rarement de la solitude, du silence et de la paix qui règnent à Conlo. Il faut dire que tout y prête. Le temps est admirable, le soleil brille à travers une brume très légère qui blanchit faiblement le bleu du ciel et de l’eau. La mer est pleine; les fermes voisines sont vides, l’air absolument calme, et néanmoins aucun bruit n’arrive jusqu’à nous. C’est le recueillement de la nature et des hommes. Les trois paroisses voisines sont en ce moment à l’Eglise et depuis le moment où le son des cloches nous annonçait le commencement de la messe, nous n’entendons plus rien que le silence, comme dirais je ne sais qui. C’est l’heure [paisible?] pour les absents, soit que l’on pense à eux, et tu ne sais pas, tu ne sauras que si tu l’éprouves un jour tout le bien, toutes les perfections qu’un père souhaite à ses enfants et tout ce qu’il donnerait pour les rendre meilleurs. Cela est vrai même des pères dont le cœur est gâté, et il faut bien des efforts à l’esprit mauvais pour effacer ce dernier trait de ressemblance avec Dieu le Père suprême. Je n’ai rien de nouveau à t’apprendre. Si tu connaissais Me Denis le notaire, je te dirais qu’il a perdu un petit enfant de trois ans. Un autre petit enfant, de trois mois celui-là, est mort dans la maison de ton oncle Emmanuel. Les deuils vont leur train, et les larmes coulent sans s’arrêter. Je ne sais si tu te rappelles certains passages de Lacordaire sur ce ministère des larmes et cette nécessité de l’expiation. À Liziec ta tante Eudes va mieux, et Félix est venu ici l’autre jour pour nous faire voir sa voiture neuve et son harnais. Il est radieux. Ton oncle Charles et Raphaël l’accompagnaient. Le pauvre Raphaël est bien à plaindre, autant au moins que ses parents. On ne sait encore à quoi se résoudre. Pendant que Raphaël semble vouloir passer un nouvel examen pour la banque, ses parents n’en veulent point entendre parler, et voudraient lui trouver une situation dans les chemins de fer, ce qui paraît peu sourire au pauvre Rapha. Et cependant, il faut vivre, et le moyen de vivre quand on n’a point de fortune, ce n’est pas de demeurer les bras croisés. Du reste, il faut ajouter pour l’honneur de l’homme et pour la gloire de Dieu qui l’a créé, que nul ne se fait à l’oisiveté, et quelque pénible que soit le travail, celui qui ne sait pas s’y soumettre n’est jamais heureux. Il peut avoir les apparences du bonheur, il a toutes les réalités de l’ennui, le plus grand des maux, parce qu’il conduit au désespoir. Adieu, mon cher enfant; fais ton profit de ces réflexions, non que tu sois paresseux, mais il faut songer sérieusement à la nécessité d’une carrière, et tout en travaillant ton bachot, prie Dieu de nous éclairer l’un et l’autre car l’heure de la détermination viendra. Je t’embrasse tendrement pour moi, pour ta maman, pour Marie et pour Henri

Voilà que Pierre t’écrit

Ton père

Henry

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