Lettre de Henri Desgrées du Loû à son fils Emmanuel - 01/09/1892 [correspondance]

Publié le par Henri Desgrées du Loû (1833-1921)

[publié le 29/12/2022]

[lettre précédente]

[transcription]

Nogent le 1er septembre 1892

Mon cher enfant, ta lettre du 28 s’est croisée avec la mienne, mais n’importe, elle m’a fait plaisir et plus que plaisir, elle m’a fait du bien. C'est une conversation et pour moi, les conversations sont rares. C'est comme une fenêtre trop longtemps fermée que l'on ouvre, et c'est ainsi, pour respirer un bon coup que j'ai dilaté ma poitrine. Mais avant tout, n'y a-t-il donc pas moyen d'en finir avec ces mots de dents, et la pauvre Jeanne ne pourrait-elle faire visiter cette dent de sagesse par un dentiste. Et si on la faisait sauter, cette dent de sagesse, ne serait-ce pas un bien? Voyez donc s'il n'y aurait pas quelque chose à faire. Et moi qui la croyais si bien depuis son séjour à Kermaria! Une seconde chose: les almanach ne se trompent jamais et la St Augustin était bien le 28. Ce serait donc le moment d’en écrire un mot à ton oncle si le cœur t'en dit. J'ai lu avec le plus vif intérêt ce que tu me racontes des tableaux de ta grand’mère et des souvenirs de votre arrière grand’mère. J'aimerais bien visiter avec vous cette belle galerie, feuilleter aussi moi ces cartons. Je compte certainement rendre à la tante et à la cousine Constant Pié de Vache la visite qu’elles font à Marie lorsque j‘irai à St Brieuc. Tu as vu par ma dernière lettre que nous étions d‘accord pour Zola et Lourdes. Je t’envoie aujourd’hui un Univers intéressant. Il y a un rapport ou plutôt un récit du Dr Boissarie qui met les choses au point. Je ne sais ce qui en résultera pour Zola. Il me paraît bien difficile même en cas de conversion qu'il ne reste pas l'écrivain qu'il est avec ses qualités et ses défauts, ses vulgarités et sa grandeur (je ne le juge que par ouï dire), mais en ce qui concerne Lourdes, il n'est pas indifférent qu’une voix comme la sienne retentisse là où les autres n’arrivent pas. Il y a un parti pris parmi les écrivains qui tiennent aujourd'hui la corde de ne pas même nommer ce lieu destiné à devenir célèbre, ou, s’ils en parlent, ce n'est que par allusion et d'une manière outrageante pour les croyants. Il en était de même il y a bientôt 19 siècles, cependant Dieu n'a pas permis que le silence fut complet, et il n'est pas indifférent que Tacite et Pline aient consacré quelques lignes, même entachées, à N.S. Jésus-Christ et à sa doctrine. Zola a parfaitement raison, Lourdes et Bethleem se touchent et nous ne remercierons jamais assez le Bon Dieu d’avoir eu, au soir des âges, pitié de notre incrédulité. On cause très peu autour de moi c'est surtout ou plutôt c'est seulement quand il passe ici un étranger qu'on hasarde un mot; mais ce mot suffit pour jeter un grand jour sur la foi monarchique, et le dévouement à la royauté. Ce n'est hélas! le plus souvent qu'un sentiment personnel et profondément égoïste. Ton oncle Emmanuel s'imaginait naïvement que le comte de Chambord referait l'ancienne noblesse; non pas celle de Louis XIV, mais celle de Pépin et qu’il donnerait un fief à Roger. Tous ne sont pas aussi, comment dirais-je?... Mais il n'en n'est pas moins vrai que le Roi, et avec le roi de grandes situations pour la noblesse dans les différentes carrières, en un mot l'œuvre républicaine retournée en notre faveur, voilà l'idéal du grand nombre. Te rappelles-tu la proposition qui me fut faite lors de l'expulsion de Xavier. On m’écrivit (c'était au monsieur riche et fort titré) pour me proposer de faire amende honorable auprès du président Grévy, moyennant quoi on avait la certitude que nos enfants rentreraient à St Cyr. je m’y refusai net; ta maman que j’avais naturellement laissée parfaitement libre puisqu’il s’agissait de Robert et de Geoffroy fit comme moi, sur le conseil du P. Marquet. Il y eut encore une mère de famille, une veuve, qui fit comme nous et ce fut tout les 14 autres furent s’humilier mais fort inutilement puisque ce fut 6 mois plus tard que Gambetta devenu ministre fit [rentrer?] nos pauvres diables d'enfants. C'était cependant bien le cas pour des légitimistes de témoigner de leur dévouement au roi. Je me rappelle souvent cette pensée de Lacordaire: une cause pour laquelle personne ne meurt plus est une cause perdue et c’est vrai. Oui, tenons-nous en à la foi, aux enseignements de l'Église, prions Dieu de nous éclairer, défions-nous de l'orgueil notre grand ennemi et consultons notre raison. Nous avons ici aujourd'hui madame de Coriolis. Elle passe pour violente; bien que n'ayant pas soufflé mot de tout le déjeuner et souffrant de cet anéantissement, je m’e prom étais promis de ne rien dire, quand après avoir traité Mr de Mun comme tu devines, elle s'adresse à moi: Et en Bretagne qu'allez-vous faire de Mr de Mun: “Madame, vous vous adressez mal, je suis derrière Mr de Mun et pense absolument comme lui. On hait Mr de Mun, on le jalouse, on hait aussi sa famille. Cela date, paraît-il de l’arrivée en France de la duchesse de Berry. Mme de Coriolis nous a raconté comment à Marseille Mme de La Ferronnays grand mère de notre député avait trouvé moyen d'arriver la première près de la jeune dauphine et de supplanter du premier coup les autres belles dames du cortège. C'est pitoyable. Et qu'est-ce que tout cela me fait qu'est-ce qui me touche dans Mr de Mun, c'est sa parole parce que sa parole est l’expression de la vérité et qu’elle nous sort un peu de l’ornière où nous sommes embourbés depuis si longtemps. Je n’ai point permis du reste de prendre la tête de Mr de Mun pour une tête de turc. Mr de Mun n’a été que le porte-voix du St Père. Que l'encyclique soit la parole de Dieu ou celle du Diable, [M???itez], mais à coup sûr, le pape est l'interprète, le porte-voix de l'un ou de l'autre. Il n'y a ici ni de Mun, ni Rampolla, ni nonces, il y a le pape; vous pouvez vous incliner ou vous révolter, mais vous en subirez toutes les conséquences. Tout cela se passe en l’absence de mon b. frère. Quand il est là, toute conversation est morne et ne sort pas des banalités les plus banales de la vie. Cela m'étonne, car il est instruit, il a voyagé beaucoup, l'Italie; l’Orient, l'Angleterre, il a beaucoup lu, il est intelligent, sans être doué de ce qu'on appelle l'esprit en donnant à ce mot un sens très superficiel. Est-ce parce qu'il redoute la discussion dans laquelle il ne serait pas maître de lui! Je n'en sais rien, toujours est-il que la conversation se meurt ici dans un cercle qui m'est absolument étranger. Ta maman en souffre elle-même, et je crois qu’elle en est à regretter nos discussions de Vannes. C'est une atmosphère de plomb qui pèse sur moi et dont je ne parviens pas toujours à soulever le poids même à force de m'isoler dans des lectures intéressantes. Mais qu’y faire ? Adieu, mon cher enfant, tu vois du moins que tes lettres me font du bien, et non seulement les tiennes mais aussi celles de Jeanne que nous aimons tous tendrement comme elle le mérite. Xavier va bien, je crois en avoir parlé l'autre jour. Il a dû rentrer le 29 à Saïda. Nous vous embrassons tous les 4. 

Henri 

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