Lettre d'Emmanuel Desgrées du Loû à Jean des Cognets - 30/06/1930 [correspondance JdC]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 07/05/2022]

[extrait de L'histoire au jour le jour de la rupture avec l'abbé Trochu,

d'Emmanuel Desgrées du Loû (arrière petit fils)]

[lettre précédente]

[transcription]

30 juin 1930

Mon cher Jean,

En hâte.

Hier à 4h, vu le Cardinal, pendant trois quarts d’heure.

Comme je lui ai exposé ce que MM Moreux et Aubrée m’avait rapporté des dires de l’abbé au sujet des dispositions du Nonce (désaccord entre Rennes et Paris sur le caractère de la décision à prendre), il a presque bondi, cherchant la lettre du Nonce qu'il n'a pu trouver dans le désordre de ses paperasses. Mais il m'a donné rendez-vous pour ce matin 11h. Après lecture intégrale, de A jusqu’à Z, de la lettre du Nonce, j'ai pu constater, une fois de plus, que l’abbé en prenait à son aise avec la vérité. Cette lettre est formelle et ne prête à aucune équivoque. Après avoir énuméré les motifs de plainte contre l’abbé, depuis les voyages de Russo à Montpellier jusqu'à ces derniers jours -motifs que nous connaissons tous- le Nonce  conclut en priant le Cardinal d'examiner les dispositions à prendre pour faire comprendre à l’abbé (ou pour l'y obliger) qu'il doit renoncer à toute activité publique et se renfermer désormais dans son ministère de prêtre. Tout au plus, avec l'agrément du Mgr de Montpellier, pourra-t-il continuer pendant quelques temps, à s'occuper du Sud qui a encore besoin de ses services.

Reste les conditions ou "modalités" de sa démission. Évidemment le départ à l'amiable est désiré. Mais c’est cela même que le Cardinal avait demandé à l’abbé. Celui-ci a préféré dire qu'il démissionnait par ordre et a jeté la nouvelle en pâture à nos collaborateurs et au public. Le Cardinal recevra demain matin, mardi, l'abbé et lui proposera pour la seconde fois de s’en aller librement (si l'on peut dire !) et honorablement. Ce qui est sûr -il me l’a dit- c'est que le Cardinal ne battra pas en retraite en cas de résistance.

M Moreux a dit hier à Paul qu’il avait l’impression que l’abbé cherchait, en ce moment, à trouver un joint pour quitter le journal de la manière que le Nonce  désire. Mais, par sa faute, cette retraite me trompera aucun de ceux qu’il a commis la faute de renseigner sur le Cardinal. Du moins il en résultera une situation officielle, une fiction, qui le laissera dans une position un peu moins désavantageuse pour l'avenir de sa tumultueuse carrière.

Tu as dû voir Russo. Il t'aura raconté, avec quelques détails importants qu'il ne pouvait me dire au téléphone, l'histoire de la démarche Guy La Chambre et Bellanger auprès de Briand, l’entrevue de Briand et de Ludovic et son heureuse conclusion. Seulement, de ce côté, de gros risques subsistent. Renseigné par La Chambre, Nicol publiera, c'est probable, dans son prochain numéro, un article titré sur 3 colonnes : " la vérité sur la démission de l’Abbé Trochu " et la nonciature sera découverte 1° du fait du Cardinal qui a commis l’imprudence de révéler à l’abbé l’existence d’une lettre de Ludovic et de lui en lire quelques passages, 2° du fait des manœuvres de l’abbé mettant en mouvement Bellanger et La Chambre.

Comment empêcher cela ? Seul l’abbé le pourrait en faisant agir La Chambre sur Nicol. Mais le voudra t-il ? Ce n'est pas moi qui puis le lui demander et M Saucourt en est-il capable ? …

À noter que c'est par notre collaborateur le petit Rey, à qui Bellanger, rencontré dans les couloirs, s'en est ouvert, qu'on a su que les deux députés de Vitré et de Saint-Malo se sont entremis auprès de Briand. Nous pouvons donc, sans scrupule, dire à ce sujet la vérité. Mais l'entrevue de Ludovic et du Nonce  n’est connue jusqu’ici que par Russo à qui nous devons le secret. Ce matin, en termes directs, le Cardinal a semblé vouloir me mettre en garde contre les intrigues de l’abbé auprès du personnel. Je suis maintenant convaincu que quelqu'un du journal l’a mis sur cette piste, probablement en intervenant auprès de lui, Cardinal, au nom de ce même personnel, en faveur de l’abbé.

Ce qui me donne cette conviction, c'est un propos tenus par M Saucourt ce matin, dans une brève conversation avec Paul. M Saucourt lui a dit que Pierre Artur ferait bien de ne pas prendre immédiatement la place vacante parce que, dans le personnel ouvrier particulièrement, on racontait que le Cuir Lissé Français était à la veille de la déconfiture et que, sachant cela, et cherchant une situation, Artur avec emmanché toute l’affaire du départ de l’abbé. Je vais voir, tout à l’heure, Edmond Bodin à ce sujet. Mais voilà évidemment une chose qu’il ne faut pas que l’on répète à Pierre Artur, car il nous refuserait certainement le concours que nous attendons de lui.

Je vais secouer sérieusement Saucourt. Il est clair que l’abbé fait faire une campagne dans le personnel pour soulever des incidents et nous mettre en désarroi (ce qu’il a dit à Mme de La Haitrée du Cuir Lissé Français prouve que la rumeur signalée par Saucourt a été répandue par ses soins).

Il s'agit de tenir le coup. En retardant la prise de fonction d'Artur, on laissera l'administration du journal sans direction. Pendant ce temps-là, Aubrée et Henry Morin tiendront quelques-uns des leviers de commande et feront de leur mieux pour aggraver la situation. Je ne crois pas, quand Artur prendra son poste, à un mouvement sérieux, une grève, mais on peut redouter des demi sabotages, une résistance perlée, si, tout de suite, on ne se montre pas à la fois ferme et bienveillant. Les dernières illusions et les dernières indulgences que je pouvais avoir pour l'abbé, je les ai complètement perdues depuis 3 jours. Moralement, c’est un homme capable de toutes les intrigues et de toutes les tortuosités. Et quel prêtre que celui qui n'hésite pas à livrer ses chefs et le représentant du Saint-Siège à des Bellanger et à des La Chambre, que dis-je, à des Nicol… Intellectuellement, c'est un désaxé qui ignore tout de la conduite de la vie et ne sait même pas voir où sont ses intérêts les plus élémentaires. Car il mettra peut-être le Nonce  en posture délicate, mais après l'avoir fait, comment ne serait-il pas pour toujours discrédité dans les milieux catholiques ?

Il y a quelqu’un que nous n’avons pas encore mis au courant de toute cette histoire c’est l’abbé Renaud. Il y a grand intérêt, à cause de ses relations directes avec Rome (Ceretti) à le renseigner, non pas peut-être sur certains détails qui touchent de trop près aux confidences de Russo et de Ludovic, mais sur l’essentiel. Faire seulement attention à ce que Ludovic n'aime pas Ceretti et qu'il se méfie beaucoup, ainsi que Russo, de notre ami Renaud.

Le Cardinal m'a fait promettre de ne pas dire qu’il m’avait communiqué la lettre de Ludovic, mais il admet que soient avertis Paul Simon et Champetier pour parer, le cas échéant, aux manœuvres parlementaires des radicaux et à certaines campagnes de presse contre la nonciature. On pourrait même aviser Tardieu. De ton côté, tiens-moi au courant.

Je t'embrasse,
 Emmanuel.

Renseigne également Pagès pour ce qu’il doit savoir.
Le Cardinal doit convoquer l'abbé pour demain matin.
Mon impression est qu'Aubrée est fort ennuyé du changement de régime. Craindrait-il un examen de sa comptabilité ???

[article des Nouvelles Rennaises du 30/06/1930]

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