Lettre d'Emmanuel Desgrées du Loû à son père Henri - 29/07/1891 [correspondance]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 01/04/2022]

[lettre précédente]

[transcription]

Jeudi 29 Juillet 1891.

J'ai à peine le temps, mon cher Papa, de vous écrire un mot pour vous remercier de tout ce que vous faites pour Elle et pour moi, pour notre bonheur à tous les deux. Je ne perds plus un instant; cet examen qui doit m’assurer une situation définitive et qui n'est plus qu'à deux mois et demie devant nous m'oblige à travailler comme un nègre. J'ai complètement renoncé au monde et vous pouvez être sûr que désormais je n'aurai plus le temps de papillonner; je n'en ai d'ailleurs nulle envie et toutes les minutes de récréation que je puis m’accorder, vous devinez où je les passe. Ces dames ne quitteront Brest que le 1er Août. Elles n’ont pu trouver de maison disponible avant cette époque. Elles vont habiter au fond de la rade, au bord de la rivière de Landerneau - un joli petit endroit auprès de Kerhuon; il est temps, grand temps qu’elles partent. Il ne me sera plus possible alors de les aller voir un autre jour que le Dimanche. D’ici là, je me suis bien imposé de ne les voir que le Jeudi, pendant la semaine. Mais de pareilles résolutions tiennent difficilement, et j’ai grand peine à m’isoler deux jours complètement; d’autant plus qu’on me fait ce raisonnement bien digne d’une femme: Puisque la séparation est inévitable et toute prochaine, jouissons au moins de ces derniers jours. Et cependant si vous pouviez voir les choses de près et combien grande est la tentation, me trouveriez superbe d'énergie. 

J’ai reçu, j’ai lu et relu vos deux lettres; encore une fois et du fond du cœur: merci! Puisque la question de fortune ne vous a point arrêté, c’est que nous pourrons donc vivre en étant sages. Quels sont donc les imbéciles qui prétendent que l’Amour nous rend fous et capables de toutes les sottises? Je vous assure, en ce qui me concerne, que jamais je n'ai été si sérieux et si recueilli et si prêt à accepter toutes les nécessités de la vie, même, pour commencer, la perspective d'une séparation qui peut reculer notre mariage jusqu'à une époque très lointaine. Serons-nous mariés dans quatre ans? Vous comprenez que je commence à m'intéresser à ces questions de compagne et d'embarquement. Or, on m'a assuré l'autre jour que je ne m'embarquerai pas avant qu'il se fût écoulé 12 ou 13 mois depuis une nomination! Et cela, si au lieu d'aller à Lorient, je consens à m’exiler à Cherbourg. Car pour Lorient, c'est bien une autre affaire, et l'on peut attendre dans cette boîte à scandale 18 mois! Or, l’on est mis sur la liste que 6 mois après avoir été promu aide-commissaire. Forte heureusement, toutes ces prévisions ne sont jamais absolues, et j'espère que le Bon Dieu, sous la protection duquel nous nous sommes placés, arrangera les choses pour le mieux. 

Mais il faut que je recommence à vous remercier; encore pour moi, d'abord, qui entend vos conseils et qui n'oublierai pas tout ce que votre seconde lettre renferme de bon et de précieux. Oui, je serai tout ce que vous me dites d’être, et cela me sera très facile. Ce que j’ai dans le cœur me donne des ailes et me ferme les yeux pour tout ce qui n’est pas Jeanne et tout ce qui est d’elle est bien et doit plaire aux anges. Merci enfin pour cette admirable lettre que vous lui avez écrite et qui m'a fait venir les larmes aux yeux et qui ne l'a pas quittée de tous le jour de la sa réception et qu'elle a relue et qu'elle relit encore avec une insistance qui me va droit à l'âme. Ah! la chère enfant, si vous saviez tout ce qu'elle m'a dit de vous et combien j’ai été heureux de voir que tout ce que je lui avais prédit, de votre mutuelle affection à tous les deux, se réalisait pleinement et parfaitement! Merci encore, mon cher papa, de l'impression que toutes ces choses ont produites sur toute cette famille qui, s'il plaît à Dieu, sera un jour la mienne. Oh! Oui, merci! Et croyez que je n'ai jamais si bien éprouvé quelle joie c'est pour un fils et quelle fierté de posséder un père tel que vous qui du premier coup, à la première ligne qu'il écrit, se fait admirer et vénérer! Jeanne vous aime au-delà de toute expression; Madame Hamonno et Madame Faivre vous aiment aussi très, très fort; vous avez conquis tout le monde. Merci, merci!

Écrivez à Xavier, écrivez à Marie, pour tout cela agissez comme bon vous paraîtra. Moi je n'ai plus le temps que de m'occuper de mes examens et de faire mes prières; pour toutes les mesures à prendre, je m'en remets à vous. Ici, on cancane toujours un peu; mais je vois que cela pourra tomber tout doucement. Les convaincus finiront par ne plus rien dire et les autres par être certains qu'ils se trompaient. 

j’oubliais vos questions. 

Jeanne a 20 ans. Madame Faivre 23; elle est veuve depuis 2 ans; elle a un fils de 2 ans, joli comme un amour; Madame Trochu a 21 ans; son mari 29; ils sont bons tous les deux comme du bon pain et font un très joli ménage. Restent une petite sœur de 5 ans qui sera jolie - comme toute sa famille et un petit garçon, un peu trop gâté, de 8 ans, qui a l’air intelligent, paresseux et têtu. Ne l’écrivez pas à ma future belle-mère.

Madame Trochu est une enragée musicienne; Jeanne aussi et quand elle veut s’en donner la peine elle chante et très bien. Quand vous aurez sa photographie et ce sera dans une huitaine de jours, vous l’aimerez encore plus que vous ne l’aimez. Jeanne n'est pas de celles qui perdent à être vues; et cela est aussi vrai physiquement que moralement. D'ici peu de jours, vous aurez aussi ma photographie, qui je crois est assez bien réussie. 

Et là dessus, mon cher papa, je vous rembrasse. 

Vous avais-je dit que des gens bien informés m’ont marié, me marient encore avec Melle O'Neill la seconde fille de l'Amiral ???,

!!!

Qu’en est-il à Vannes ? Doit-on assez jacasser dans la potinière de Lizieck. Et nos oncles, et nos tantes ? A-t-on l'air de croire à toutes ces absurdes nouvelles apportées chez vous par [Bagoul?]? 

Avez-vous enfin les résultats des examens, ou devez-vous attendre une quinzaine ? Espérons pour cela comme pour tout le reste. Il est bien vrai que je ne vois pas du tout Henri réfutant le paradoxe de notre contemporain, bien amusant pourtant et qui, comme tous les paradoxes, ne manque pas de présenter un fonds de vérité. Pauvre Henri! Mais la version, et l'allemand ? par exemple, je compte sur Pierre. 

Merci des nouvelles de Xavier. Dès que vous aurez quelque chose de Marie, écrivez. Moi, je ne puis songer à écrire ni à l’un ni à l’autre. Je n’ai vraiment pas le temps.

Ne m’oubliez auprès de personne. Embrassez Maman, Madame de Chatellus, Pierre et Henri. Comment va-t-on chez mon oncle Auguste et [encore?] oncle Charles?

Je vous embrasse bien fort.

Votre fils

Emmanuel

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