Lettre d'Emmanuel Desgrées du Loû à son père Henri - 04/08/1891 [correspondance]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 07/04/2022]

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[transcription]

Mardi 4 Août 1891.

Je vous envoie, cette même enveloppe, mon cher papa, deux photographies qui, m’assure-t-on, sont vraiment bonnes. Vous en jugerez. Vous verrez aussi que celle de Jeanne qui vous arrivera la même le même jour n'est pas mauvaise. Je dis: pas mauvaise, parce qu'à mon avis, le portrait n'exprime qu'imparfaitement le charme de cette chère et gentille enfant. J'ai passé la journée complète de dimanche au Paradouzic (Beau ciel), près le [Rody?], à une demi-lieue de Kerhudu, et j'ai repris mon service lundi matin, triste et fatigué. La séparation avait été cependant courageusement acceptée par elle comme par moi. 

Mais cette journée de Dimanche a présenté plus de péripéties que je n'aurais voulu. Après déjeuner, j'ai une sorte de syncope. Cette vilaine chose là me cherchait depuis longtemps. Il y a près de deux mois que j'éprouve après un repas un malaise provenant m'a dit le médecin que j'ai consulté hier, de lenteurs dans la digestion. En ce moment je commence à suivre un traitement. Après déjeuner, je bois un petit verre de je ne sais quel élixir et je fais un tour, ma grammaire anglaise à la main, jusqu'à l'heure du Bureau. La marche et le mouvement m'ont été recommandés et il est certain que depuis longtemps je n'ai guère remué les jambes. Il faut ajouter que toutes ces préoccupations d'examens, jointes aux autres, et la tension perpétuelle que je m’impose pour travailler et me distraire aux heures de travail de mes pensées intimes ont contribué à m’énerver d’une façon rare. Et pourtant je dors largement mes 8 heures par nuit. Mais, rassurez-vous. À part ces petits ennuis, je vais très bien. 

Jeanne sans doute ne vous dira rien de cette crise. Je le lui ai demandé tout d'abord, craignant qu'elle ne le fit en termes trop émus et qu'elle ne vous inspirât des inquiétudes. Mais, moi je veux vous dire que cette bagatelle de mal a été l'occasion d'une grande joie pour mon cœur, me permettant d'apprécier à quel point elle m'aimait. À quel point je l'aime ? C'est immense et cela va toujours croissant. Hier sortant du Bureau, j'ai trouvé une lettre où l’on me demandait de mes nouvelles. Oh! la bonne et douce lettre. N’y tenant plus j'ai couru prendre le train, j'ai dîné une dernière fois au Paradouzic, passé la soirée avec elle et je suis rentré chez moi à 10 heures pour me coucher. Vous voyez si c'était commode. Peut-être trop. Le tout pour 3 sous, en première. À présent que je vais très bien, je suis fermement décidé à attendre Dimanche et d'ailleurs cette si douce soirée a atténué l'amertume de notre séparation de la veille et nous a donné la force qu'il faut pour être sage tous les deux. 

Mais je ne veux pas attendre davantage pour vous dire, mon cher papa, combien vos deux lettres, la dernière surtout m'ont fait du bien. Oui, je vous remercie du fond du cœur de vous associer ainsi à notre bonheur et de prier pour nous. Vos prières et celles de Marie, dont j'ai reçu tout à l'heure, une excellente lettre, feront, je l'espère, que Dieu nous permettra d'être heureux. Notre amour, dans tous les cas, plane assez haut pour que les défaillances de cœur soient impossibles et nous sentons bien l'un et l'autre que nous sommes liés désormais pour l'éternité. Et puis, quand je pense à elle, cette pensée là n'est-elle pas toujours un [augure?] de reconnaissance et d'amour vers Dieu ? vers Dieu qui me la gardera, puisqu'il me l'a donnée. Quoiqu'il arrive et quoi que nous puissions souffrir, cependant, je me soumets d'avance: Fiat voluntas! Mais priez pour nous, priez bien fort. 

Je tâcherai de répondre à Marie bien tôt. Mais je ne promets rien; car je suis, en ce moment, et jusqu'au mois d'octobre, accablé d'ouvrage. Je prends sur les heures de bureau pour vous écrire cette lettre. 

L'insuccès de Pierre et d'Henri m'a d'autant plus chagriné que j'espérais beaucoup de ces examens. Mais rien n'est perdu. Il est fâcheux seulement que leurs vacances se trouvent ainsi compromises et que maman se laisse aller à ses préoccupations. Il est impossible qu’ayant travaillé ils ne réussissent point en novembre et sur ce point là je suis bien rassuré. Les progrès que fait Pierre en mathématiques et en Philosophie sont une raison de plus d’espérer pour plus tard et pour St Cyr. Henri fera la même chose. Sans doute, ils étaient encore un peu jeunes pour s'habituer à ces choses, toute nouvelles pour eux. Mais l’on s'habitue à tout. Je me suis bien habitué, à peu près, à l'administration! 

Quant à Xavier, je suis sûr qu'il s'habituera à l'idée de me voir épouser une jolie femme. Je vous trouve seulement bien sévère à son égard. Entre les paroles et les faits, il y a du monde et mon grand frère est capable tout comme un autre, et même encore mieux que beaucoup d'autres, de laisser parler son cœur au moment décisif. 

Au revoir, mon cher papa, je vais lire le Code et je vous embrasse tous ensemble puisque tous aujourd'hui vous êtes réunis. Ne m'oubliez pas auprès de Madame de Chatellus que je voudrais bien voir rester près de maman à cette heure pour l'empêcher de broyer du noir. 

Encore une fois, merci de vos deux si bonnes lettres. 

Je vous embrasse du fond du cœur. 

Emmanuel 

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