Lettre d'Emmanuel Desgrées du Loû à son père Henri - 29/04/1884 [correspondance]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 20/03/2020]

[lettre précédente]

[retranscription]

 

Mardi 29 Avril 1884.

 

Mon cher papa,

 

J’ai reçu votre lettre hier à 10 heures et si je n’y ai pas répondu de suite c’est que j’avais une dissertation à faire.

À l’heure qu’il est je suis remis des vacances et de la rentrée; mais le lendemain du jour où j’ai quitté Vannes, je n’ai cessé d’être en proie au malaise, au dégoût, aux serrements de cœur en un mot à toute la mélancolie qui caractérise le mal du pays. Le lendemain, je suis retombé dans mon état ordinaire, et comme le soir, nous allons au théâtre assister à une conférence de Paul Déroulède, j’ai oublié un moment tous les ennuis espérant entendre quelque chose de bien. Vous savez que Déroulède est un poète chansonnier qui a célébré le courage des victimes de 70-71. À cette époque, il avait 17 ans et s’engagea comme volontaire. Depuis le traité qui termina la guerre, il s’est mis à tourner des vers et a fait des chansons patriotiques, qui ont eu du succès, parce qu’elles avaient une certaine chaleur et une certaine noblesse de sentiments. Déroulède est, je crois, un homme de cœur, mais peu susceptible de sérieux; il a les qualités du français mais en possède aussi les défauts. C'était, il faut le dire, l'ami de Gambetta; il assisté à ses derniers moments et partout où il a parlé il a rendu hommage à la mémoire de cet homme dégoûtant. Il a fondé une ligue des patriotes et il en est le président; cette ligue a pour but de relever le sentiment moral des Français par l'instruction, et la force physique nécessaire aux soldats par les sociétés de gymnastique. Je trouve son idée bien chimérique, et aussi peu sérieuse que l'homme qui l'a conçue. Ce Déroulède a péroré pendant une heure sur les moyens de vaincre les Prussiens pendant la paix comme pendant la guerre; pendant la paix il faut développer l'instruction avec le plus d'ardeur possible, et alors quand on fera la guerre notre force morale et physique nous donnera la victoire. Le tout arrosé de phrases parfois spirituelles, toujours ronflantes et par des coups de chapeau à l’université, et à Gambetta “ce grand esprit qu’il a admiré, ce grand cœur qu’il a aimé, cet homme enfin qui était l’homme de l’Alsace-Lorraine” etc. etc. Oh!... En somme l'impression qui m’est restée de son discours est celle-ci: “Grand et spirituel bavard qui ferait mieux de se renfermer dans la sphère des chansons.” Il a cédé la parole à un de ses amis, “économiste distingué.”ainsi qu'il l'appelle. Cet homme a parlé assez longtemps sur les poupées à chevelure d'étoupe qui viennent d'Allemagne, et auxquelles on fait payer l'impôt de porcelaine au lieu de faire payer l'impôt de jouet, sur la pauvreté de notre commerce; sur la nécessité de rejeter l'enseignement classique dans l'enseignement spécial et de faire des hommes plutôt que des bacheliers. En un mot, il nous a raconté un tas d'absurdités plus absurdes les unes que les autres, et que son accent méridional et sa prétention d'économiste rendaient risibles. 

Puis le tout a été couronné par une magnifique Marseillaise. 

Nous allons commencer la botanique et je me suis mis au travail; c'est toujours la Chimie qui me tracasse; je sais à peu près ma Géométrie et moins bien ma Physique. Mais je ne néglige rien, car il faut arriver. 

Ce que vous me dites des Boers me fait plaisir; je ne sais pourquoi tout ce qui sent un peu l'aventure et la lutte des faibles contre les forts me plaît. Mais ce que je trouve ridicule, c'est cet amour effréné pour un misérable combat de taureaux. Faut-il être assez bête, mon dieu! - Cette danseuse de corde est paraît-il le génie de la danse sur la corde; elle a déjà paru à Rennes et a reçu un accueil enthousiaste. Voilà encore un genre de spectacle bien fait pour notre société abrutie et dégradée. Enfin à la grâce de Dieu! J'espère que Madame Legrand va mieux. 

Allons, adieu, mon cher papa; embrassez pour moi Marie, Maman, Pierre et Henri. Je vais écrire à Xavier. 

Votre fils qui vous aime. 

 

Emmanuel

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