Le calme de Rennes [Emmanuel Desgrées du Loû - 11/08/1899 - Ouest-Éclair]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 02/04/2022]

[article précédent - La parti socialiste et les travailleurs]

L'affaire Dreyfus à Rennes

[Ouest-Eclair - 11/08/1899 - transcription]

LE CALME DE RENNES

----------

La presse parisienne est unanime a constaté l'attitude digne et calme de la population rennaise depuis le commencement du procès. Il paraît que quelques reporters qui, en arrivant ici, avaient l'espoir d'assister à des journées d'effervescence et de manifestation ont été, par la suite, amèrement déçus. Et chez ces professionnels dont l’attention est perpétuellement tendue vers l'information sensationnelle et qui n'ont rien trouvé, chez nous, d'analogue à l'énervement de Paris, l'étonnement s'exprime parfois sous une forme indignée. Dans leur manière de dire, en parlant de nos concitoyens: “Ces gens-là sont incroyables!” on sent tout à la fois du dépit et cette sorte de naïveté puérile et suffisante qui est le propre du Parisien [perdu?] dans la province. 

Encore plus fâchés, à coup sûr, sont encore les agitateurs dreyfusistes. Pour eux, en effet, quelle déconvenue! Pas le moindre tumulte qu'ils puissent exciter, pas la moindre eau trouble dans laquelle ils puissent pêcher! Pas une violence! et sur l’âme tranquille de notre vieille cité ducale qui vit autrefois des procès aussi retentissants et qui ne s’émeut pas à la vue de celui-ci, pas la moindre prise! 

Il y a bien, nous assure-t-on, une petite coterie échauffée, groupe d'enfants de chœur du nouveau dieu Dreyfus, qui usurpe le titre de Cercle d'études sociales et aurait prier M. Jaurès de dire, à Rennes, une conférence. Parallèlement, on se réunit, lundi soir, [disent?] les échos, chez M. le professeur ???sch, l'hôte du célèbre dreyfusard collectiviste, et il y a lieu de penser que, dans cette parlotte, le bourgogne aidant, l’on s’est monté la tête!

Je ne pense pas, cependant, que M. Jaurès consente à risquer, en conférence publique, l'une de ces harangues violentes et révolutionnaires qui ont été si respectueusement écoutées dans d'autres régions. 

Cet orateur est trop intelligent et trop préoccupé de l'effet personnel qu'il veut produire, pour s'aventurer dans une voie semblable. 

Et d'abord, étant professeur de philosophie, il doit, conformément à la maxime du sage, se connaître lui-même. Il sait bien que la nature de son éloquence ne se prête pas aux exigences particulières de tous les auditoires. Et s'il est vrai qu'à cause de nos origines celtiques, nous soyons, nous Bretons, très sensibles à l'art de bien dire, nous ne nous laissons néanmoins conquérir que difficilement par les orateurs en qui nous soupçonnons un défaut de conviction. 

M. Jaurès parle bien. Mais il n'a pas le “démon intérieur” qui subjugue les cœurs et que, seule, une fois ardente et profonde suffit à faire vivre. 

Quand il était à la Chambre, j'aimais à lire ses discours, mais j'y éprouvais plutôt un plaisir littéraire qu’une émotion réelle. Quelle différence, sous ce rapport, avec M. Jules Guesde dont la parole sèche et nerveuse avait parfois des vibrations de métal et dont la dialectique intransigeante et sans fleurs n'empêchait nullement qu'on pût lui appliquer la belle définition de Lacordaire:

“L'éloquence est le son que rend une âme passionnée”!

Or, M. Jaurès n'est pas une âme passionnée et je ne crois pas que sa rhétorique redondante et facile, qui charme les méridionaux, entraîne jamais nos bonnes gens de Bretagne. 

*

*   *

Du reste, s'il était tenté d'entreprendre cette tâche ingrate, il se heurterait tout de suite à d'autres considérations qui, sans doute, le décideraient à ne pas passer outre. 

Les Rennais sont calmes. Mais il ne faut pas les mettre en colère. M. Taine, qui était un observateur sagace, a écrit d’eux, au sujet de leurs habitudes religieuses:

“Rien de véhément, d'ardent; assurément, ils ont l'air pris tout entiers”. 

Le maître écrivain aurait pu ajouter, sans crainte d'erreur, qu’il importe aussi de ne pas les froisser dans les choses qui leur tiennent à cœur, car, alors, l'ardeur et la véhémence peuvent tout à coup surgir et mettre à l'envers les têtes les plus raisonnables. 

Sous l'ancien régime, pour défendre nos libertés et nos franchises, nous y sommes allés de nos petites émeutes, et notre savant confrère, M. Barthélémy Pocquet, pourrait, à ce sujet, faire à M. Jaurès un bref exposé d'histoire provinciale, qui serait tout ensemble flatteur pour notre amour-propre national et très instructif pour messieurs les Parisiens. 

Si donc les agitateurs dreyfusistes poussaient le manque de tact et l'indélicatesse jusqu'à vouloir nous faire la leçon et s’ils avaient la prétention d’endoctriner au service de leur petite Église, la démocratie rennaise qui, dans le fond, qu'on le sache bien, leur est très nettement hostile, ils pourraient s'en repentir amèrement. 

Sur le terrain du patriotisme et de la défense de notre armée, tous nos concitoyens, sans distinction de partis, se donneraient la main. Radicaux du Petit Rennais, monarchistes du Journal de Rennes, indépendants du Patriote, républicains catholique et libéraux de l'Ouest-Eclair, se donneraient la main et les entrepreneurs du dreyfusisme verraient alors ce que vaut, comme effectif, le minuscule bataillon des francs-maçons et des révolutionnaires dont l'Avenir est l'organe. 

Provoqués dans nos convictions les plus chères et sur une question qui nous unit tous, nous aurions tôt fait de passer dépêche à M. Déroulède; et j'accorde que ce serait très fâcheux pour le bon ordre et la tranquillité, mais l’on n'aurait pas le droit de nous reprocher une résolution justifiée, quoi qu'il pût arriver, par la nécessité de la riposte. 

Et si l’on blâmait l'Ouest-Éclair de s’allier, dans la circonstance, à des hommes qui n'appartiennent pas à son parti, il lui suffirait, pour se disculper, d'évoquer le souvenir du banquet des Trois-Marches où nous avons vu de graves professeurs opportunistes comme M. Blondel, trinquer avec les plus enragés propagandistes de la Révolution sociale. 

Emmanuel DESGREES DU LOU.

[article suivant]

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article