La fièvre russe [Emmanuel Desgrées du Loû - 29/10/1905 - Ouest-Éclair - "En passant"]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 27/01/2021]

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[Ouest-Eclair - 29 octobre 1905 - retranscription]

En passant

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La fièvre russe

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Nous vivons, en France, sous le système du suffrage universel. Je me garderai bien de médire de cette institution démocratique. Peut-être cependant me permettra-t-on de constater après une expérience de cinquante années qu'elle n'est pas la panacée dont on nous avait prédit les miraculeux bienfaits, le remède souverain dont l'application devait abolir comme par enchantement les misères, les souffrances et les plaintes d'un peuple épris de justice, d'égalité et d'indépendance. Le suffrage universel, la souveraineté du peuple, la nation se gouvernant elle-même: quel beau rêve! En fait, nous en sommes encore à attendre sa réalisation. Tout a été dit - et non pas par des réactionnaires, mais par les républicains les plus éminents et parfois les plus avancés - sur les vices de notre système électoral. C’est M. Deschanel qui l’a qualifié de “barbare”; c’est un radical, M. Macquart, rédacteur au “Siècle”, qui en a montré les absurdes conséquences dans une brochure très intéressante dont voici l’amère conclusion: “C’est la minorité d’une minorité désignée par une minorité qui vote les lois et gouverne le pays”. Enfin tous les partis sont d’accord, depuis l’Action libérale de M. Piou jusqu’au socialisme unifié de M. Jaurès, pour dénoncer les méfaits du scrutin d’arrondissement, cet instrument de charlatanisme et de basse exploitation qui permet à une oligarchie de politiciens sans idées et sans scrupules, soutenus par une bureaucratie toute puissante, d’asservir la France à leurs intérêts et de la tyranniser en la corrompant. Pour guérir le mal, on propose le scrutin de liste et la représentation proportionnelle et l’on a cent fois raison. Mais ce qu’on ne dit pas assez et ce qu’il faudrait répéter sans cesse, c’est qu’une telle réforme, malgré tout le bien qu’elle contient en germe, sera insuffisante, tant que l’éducation morale et civique des masses ne sera pas plus avancée, tant que l’électeur des villes et des campagnes ne se rendra pas mieux compte de la grandeur de l’acte qu’il accomplit en déposant dans l’urne son bulletin de vote, tant qu’il continuera d’ignorer les conditions générales de la vie nationale, tant qu’il ne sera pas plus instruit, plus conscient de ses devoirs et de sa responsabilité de citoyen…

Voilà, je pense, ce sur quoi tous les gens raisonnables sont aujourd'hui d'accord. Mais voilà, par contre, ce que les organisateurs de la révolution russe ne veulent pas voir. Depuis quelques semaines, les grands centres de l'immense empire des tsars sont la proie de l'émeute; depuis quelques jours, on se demande si les espérances des réformateurs encouragées par les concessions de Nicolas II, ne vont pas sombrer dans une anarchie sans lendemain. Pourquoi ?... Parce que les intellectuels des Universités se sont mis dans l'esprit que le suffrage universel était la clef d’on ne sait quel paradis politique et social et ont réussi à le persuader aux ouvriers russes. C'est pour le suffrage universel que ceux-ci ont décrété la grève générale, c'est pour lui qu'on se bat à Moscou, à Pétersbourg et à Varsovie, c'est pour lui qu’on pille, qu’on tue, qu'on incendie et qu'on affame!...

Pourtant si nous en sommes venus, en France, à reconnaître ses imperfections et à proclamer la nécessité de l'organiser, si, surtout, nous devons avouer que, trop souvent, notre masse électorale se montre incapable de s'en servir, que dira-t-on de l'incapacité de ces millions de prolétaires et de moujicks, de races et de nationalités si différentes, dont la plupart ne savent pas lire et ignorent même le sens des revendications politiques pour lesquelles les chefs du mouvement révolutionnaire les excitent à la révolte ?

À coup sûr, la Russie ne saurait demeurer plus longtemps figée dans l’autocratisme. Il n’est pas un esprit libéral qui ne convienne de la légitimité de ses aspirations vers un état de choses plus conforme au progrès généraux de la civilisation. Mais, pour aboutir, cette réforme doit être pacifique, progressive, et ne pas faire fi de certaines réalités morales et sociales qui se vengeraient cruellement d'avoir été méconnues. Et c'est certainement aller contre l'une des plus évidente que de vouloir mettre le peuple russe en possession d'un droit dont le peuple français lui-même n'a pas encore su faire sortir son affranchissement.

E.D.L.

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