Carnet de souvenirs de Sophie Bertaud - Voyage en Russie - de Sarrebruck à Leipzig - Francfort [II/VI]

Publié le par Sophie Bertaud (1793-1829), retranscrit par Sophie Piédevache (1844-1923)

[publié le 24/03/2020]

[Retranscription d'un carnet composé de souvenirs du voyage de Sophie Bertaud et de sa tante Adèle Canel, future Mme de Tepper, de Paris à Saint-Petersbourg - apparemment retranscrits par Sophie Piédevache, ép. Hamonno, et contenant également comptes et croquis liés au voyage de Sophie Bertaud (et donc peut-être de sa main) - Certaines entrées sont additionnées de notes d'Olga Baird-Yatsenko (O.B.), historienne d'art spécialiste de l'époque, qui a notamment écrit plusieurs articles sur Sophie Bertaud ]

I - de Paris à Sarrebruck

II - de Sarrebruck à Leipzig - Francfort

III - de Potsdam à la Courlande

IV - premières impressions de la société russe,  notes et adresses

V - Croquis, conseils techniques et brouillon de lettre de recommandation

VI - Comptes, croquis et brouillon de lettre de demande de logement

[... le soir nous sommes arrivés à Sarrebruck petite ville d'Allemagne assez jolie]

[retranscription]

J’ai trouvé plus de propreté dans l’intérieur de l’hôtel que dans toutes les auberges de France, le dehors des maisons a aussi plus d’aisance que dans nos petites villes. Une bonne nuit passée là nous a très bien disposées pour le lendemain. On fait descendre nos effets aux douanes mais sans le moindre tourment, c’est sans une sensation pénible que je suis entrée en pays étranger - j’ai même trouvé un certain plaisir à connaître une nation nouvelle; si ma tante n’avait pas su l’allemand nous aurions été dans un grand embarras mais grâce à elle nous pouvions avoir partout ce qui nous était nécessaire - Nous sommes parties de Sarrebruck à 5 h du matin, la journée n’a pas été fatiguante le temps était frais, nous n’étions plus que 6 voyageurs et dans la voiture d’avant nous étions 10, cela s’est très bien passé, un peu de fatigue cela est indispensable. Le samedi à sept h nous étions à Mayence ville d’Allemagne triste et désagréable qui m’a déplu beaucoup.

Mayence - Le Rhin

Cependant le Rhin s’y montre dans toute sa beauté; nous avons déjeuné là et à deux heures nous fûmes à Francfort -. L’aspect de cette ville m’a véritablement charmée. Le délicieux jardin anglais qui existe tout autour une grande quantité de maisons campagnes [?] toutes plus charmantes les unes que les autres, charment tellement le voyageur étonné qu’il n’a pas envie d’aller plus loin; nous sommes descendues dans un des hôtels les plus considérables de cette ville, il n’en existe à Paris rien de semblable on est servi par des hommes qui sont des mieux tournés et des plus polis, partout le sourire sur les lèvres, mais aussi on paye tout cela en sortant. En montant en vitesse à M nous trouvons dans la voiture un voyageur qui allait comme nous à Pétersbourg, nous lions conversation et nous découvrons promptement que Mr Robin a peu d’éducation - c’est un homme de 30 ans, d’une jolie figure et mis tout à fait à la mode, dans sa manière d’être il était aussi très bien, il n’a contre lui que la malheureuse manie de faire des airs à tous les mots, cela fit faire à ma tante une vilaine grimace, mais d’après beaucoup de choses que nous observâmes, entre autres qu’il était connu sur toute la route, nous vîmes que nous avions à faire à un honnête homme et à F. nous nous déterminâmes à acheter une calèche et à aller avec lui; l’accueil que nous reçûmes des Dames Hertz ne contribua pas peu à nous faire passer trois jours dans cette ville très agréablement, la famille est composée de Mr et Mme Hertz [Moses Isaac Hertz (1778-1848) et sa femme Clara, née Salomon (1781-1851). Après sa conversion, elle a pris le nom de famille Saaling. - note O.B.] , deux sœurs de madame, âgées de trente-six à trente-sept ans [Marianne Saaling (1786-1868), Julie Saaling (1787-1864). Voir: R Larry Todd. Mendelssohn. Une vie en musique, Oxford, 2003. p. 97, 289, 666, 677. - note O.B.], elles sont demoiselles, l’une a été belle comme un ange, possédant la grâce et la bonté au plus haut degré, elle a été citée dans toute l’Allemagne pour ses avantages, le nombre de ses adorateurs fut grand.

Francfort vers 1820

Elle refusa longtemps et enfin elle eut le malheur de rencontrer à Vienne un jeune homme d’une haute naissance et tenant de près à la famille régnante du Portugal, ce jeune homme en devint grandement amoureux et la demanda en mariage, mais il fallait lever de grands obstacles, le temps se passa, le roi s’opposa au mariage et il ne se fit pas, Mlle Marianne, c’est le nom de mon héroïne, fut très malheureuse et elle ne voulut plus se marier, le temps qui calme les plus grandes peines parvint à la calmer; ses traits sont encore très beaux mais les roses de son teint sont flétries pour ne plus revenir, une pâleur intéressante ateste [sic] les souffrances de son âme. Elle passe sa vie à secourir les malheureux, et partout son nom est béni; Mr Hertz a deux filles l’une de 18 ans l’autre de 14, elles ont une éducation des plus soignées, elles sont charmantes, rien n’égale la fraîcheur de leur teint, je ne crois pas avoir rencontré d’aussi belles peaux. Je préfère l’aînée, son expression de bonté en est cause, la seconde a des yeux magnifiques mais la fierté est peinte sur sa figure, il est impossible que son âme ne s’en ressente pas, il y a aussi trois garçons qui sont également très beaux [Une recherche généalogique nomme trois filles et un fils: Adelheid, Helena-Louise, Marianne et Daniel. L'âge des filles ne coïncide pas avec celui indiqué par Sophie Chéradame. - note O.B.], les filles ont une gouvernante et les garçons un gouverneur jeune et qui paraît spirituel. Le premier jour ces dames vinrent nous chercher et nous firent faire pendant quelques heures et dans une élégante calèche une charmante promenade, c’est je crois un des plus grands plaisirs de cette ville; le plus petit négociant et même marchand a un équipage, il n’y a pas de café dans une ville aussi considérable, cela m’a étonnée, il me semble que c’est un bien. Les maris sont obligés de rester chez eux et les femmes sont plus heureuses. Le lundi il plut toute la journée ces dames devaient venir nous chercher le matin cela fut impossible - elles nous firent prendre le soir, nous y passâmes trois heures. En Allemagne on mange beaucoup tout le temps. On nous offrit des raisins, des amandes oranges etc etc à dix heures on servit des tartines de pain bis avec du beurre et des tranches de jambon salé et de bœuf frais. Comme nous avions dîné à une heure à la table d’hôte nous fîmes beaucoup d’honneur au souper. Le mardi nous sommes restées une partie du jour à l’hôtel ensuite faire nos adieux à ces aimables dames qui nous ont comblées de petits présents, leur intérêt était entretenu et allait jusqu’aux larmes. Le mercredi matin à dix heures nous avons dit adieu à Francfort, le temps semblait fait exprès pour nous, j’en parle beaucoup c’est parce qu’il a beaucoup d’influence sur mes idées. Nous avons été deux nuits et deux jours et demi pour arriver à Leipzig et il y a bien près de 100 lieues - mais le chemin est continuellement magnifique.

Bataille de Leipzig (toile de Vladimir Ivanovitch Mochkov - 1815)

En arrivant près de cette ville, mes idées se sont obscurcies les revers arrivés huit ans auparavant à mes compatriotes se sont tous présentés à mon imagination et je n’étais plus disposée pour mon entrée dans cette ville. Elle ne m’a pas plu et j’étais bien aise de n’y passer qu’une nuit, je n’y ai vu que les bains qui sont très mal; le lendemain nous reprîmes notre route vers Berlin; le chemin a continué à être beau excepté pendant 10 lieues alors il est à peine tracé, nous traversâmes une forêt à la fin du jour où il serait dangereux de passer s’il y avait des malfaiteurs mais dans ce pays ils sont très rares et on n’entend pas parler de voyageurs attaqués.

[suite du carnet: de Potsdam à la Courlande]

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