Mémoire pour le Comte Desgrée [IV/VII : Seconde partie: Délibération du 5 Mars 1769.]

Publié le par Louis Gohier (1746-1830)

[publié le 03/10/2018]

[Sommaire:

Couverture - Introduction.

Première partie: Conduite du Comte Desgrée.

                              Les États de 1766 à 1772

                              Député en Cour et États de 1774 et 1776

Seconde partie: Délibération du 5 Mars 1769.

Troisième partie: Discussion des Pièces.

Recueil de Pièces.

Consultation.]

[40]

SECONDE PARTIE


 

Délibération du 5 Mars 1769.


 

La Loi qui veille à la sûreté des Citoyens, ne permet pas qu’on en trouble arbitrairement la tranquillité. Avant de supposer un coupable, elle veut qu’on examine s’il existe un crime, que l’on constate le corps du délit. C’est déjà trop que l’innocence, par une réunion de circonstances trompeuses, soit quelquefois exposée pour des crimes réels, sans la compromettre encore pour des crimes imaginaires.

Accusatio crimen desiderat…. prius de re quam de reo inquirendum est, prius constare debet de crimine an scilicet sit commissum?........

M. le Procureur-Général appuie sa Rémontrance sur ces maximes. Il les oppose au Comte Desgrée, & le Comte Desgrée bien éloigné de les combattre, les réclame lui-même. Il veut s’y conformer dans l’Accusation qu’il intente à ses calomniateurs. Il demande qu’elles soient suivies dans celle qu’on forme contre lui.

En quoi consiste le crime que lui impute la calomnie ? Est-ce dans la prétendue réception d'une somme de quinze cents livres ? Non sans doute, mais dans l'Acte qui a dû coûter cette somme au Gouvernement. Ce n'était donc pas sur la remise des quinze cents livres que devait tomber l'information de M. le Procureur-Général. Pour agir suivant les principes qu'il avait établis, il fallait, avant d'informer de la récompense d'un prétendu crime, rechercher si le crime existait. Il fallait d'abord examiner si la délibération était véritablement contraire aux intérêts de la Province, & si le [41] Comte Desgrée en avait été l’auteur. Voilà ce qu’il était essentiel de vérifier, voilà ce qui pouvait intéresser le ministère public, & fixer les regards.

Qu'on ne s'imagine pas que l'objet du Comte Desgrée soit d'éluder une question qui l’embrasse & à laquelle ils craigne de répondre. Il n'a reçu quinze cents livres, ni comme présent corrupteur, ni même à titre de gratification; c'est un fait sur lequel la manière dont il s'expliquera ne laissera jamais de doutes. Mais, comme on ne peut administrer la preuve d'une négative, sa délicatesse demande qu’il démasque pleinement la calomnie, en démontrant la fausseté du délit dont les quinze cents liv. sont supposées le salaire; en prouvant que la Délibération du 5 Mars 1769, loin d'être désavantageuse à la Province, tend au contraire à la rétablir dans un de ses plus beaux droits. Entrons dans le détail des faits qu'il est important de connaître, pour bien juger cette Délibération.

Dans tous les temps les États ont fait leurs règlements. On ne craint point de dire que ce droit tient à leur constitution même, qu’il dérive de la liberté de tout Corps National doit jouir, & sans laquelle il n’est rien. Jamais le Gouvernement n’avait paru vouloir y donner atteinte, lorsque M. le Duc d’Aiguillon fit enregistrer, par ordre du Roi, le règlement du 10 Mai 1767.

Ce coup ne fut pas plutôt porté, qu’on sentit la nécessité de prévenir les réclamations qu’il devait causer. Des États intermédiaires furent convoqués, pour examiner, pour discuter le Règlement enregistré. On réduisait ainsi le droit de la Nation à celui de faire de simples Remontrances, ce fut aussi tout ce que se permit l’Assemblée. Elle [42] se borna à faire des Représentations & à les enregistrer avec les réponses de Sa Majesté.

En 1768, les États ordinaires suivent d’abord la même marche; ils adressent d’itératives Remontrances, ils paraissent oublier, un instant, le droit de faire des Règlements, pour se livrer à la discussion des articles de celui qui avait été donné par le Roi; mais les réponses que reçoit l’Assemblée lui ouvrent les yeux sur le danger de la situation. La Noblesse reconnaît alors la nécessité de se rétablir dans un droit qu’elle ne pouvait abandonner, sans porter atteinte à la constitution Nationale.

Les circonstances étaient délicates, & la conduite que l’on avait tenue jusqu’alors augmentait encore l’embarras. Refuser l’enregistrement des dernières réponses, c’était convenir qu’on avait eu tort d’enregistrer les premières, c’était reconnaître qu’on s’était compromis, & par là-même, se compromettre encore davantage; d’un autre côté, donner à cet enregistrement un consentement pur & simple, c’était se soumettre au règlement, c’était terminer la contestation en renonçant à son droit.

Dans cette position critique, quelle devait être la conduite des États? Il fallait réparer une première faute; mais il fallait la réparer, pour ainsi dire, sans la faire apercevoir; il fallait assurer les droits de la Nation, sans blesser l’autorité; il fallait enfin changer de marche sans paraître inconséquent.

Tel fut l’objet de la Délibération du 5 Mars 1769. Pour justifier le Comte Desgrées de l’imputation absurde dont elle est le prétexte, il suffit d’exposer les faits qui l’ont précédée, il suffit de la présenter elle-même.

Celui qui en a le premier conçu le projet, est un Gentilhomme [43] considéré dans la Province, le Comte de Montmuran. Ayant eu connaissance des réponses du Roi, la veille qu’elles devaient être présentées aux États, il en parla au Comte Desgrée devant plusieurs personnes, & lui exposa ses vues. Convaincu de leur sagesse, le Comte Desgrée les approuve & concerte avec lui la rédaction d’un avis.

Plusieurs Gentilshommes dont les lumières sont connues, & dont les intentions ne peuvent être suspectes, voient le projet; tous y applaudissent, tous demandent qu’il soit proposé. Le Comte Desgrée en fait la lecture, l’Ordre de la Noblesse l’adopte par acclamation & l’envoie aux Chambres. On le médite, on l’examine, on en père toutes les expressions. Après avoir délibéré pendant plus de cinq heures, les trois Ordres se rassemblent au théâtre & le discutent.

Pendant cette discussion, le Comte Desgrée garda le silence & l’on ne peut pas lui reprocher cette ardeur empressée qui décèle l’intérêt particulier. Il n’en avait d’autre que celui même des États qui ne doivent rien négliger pour la conservation d’un de leurs droits les plus importants. Le projet avait été formé par le Comte de Montmuran, personne n’en connaissait mieux les avantages & n’était plus en état de les bien établir, lui seul parla.

L’Ordre du Tiers se rendit à la force de ses raisons & se joignit à la Noblesse. La Délibération fut arrêtée & elle fut portée sur les Registres, conformément au projet qui en avait été rédigé.

Quel est donc le crime du Comte Desgrée? Est-ce d’avoir participé à la rédaction de l’avis? Il n’y a concouru qu’avec un Citoyen distingué par ses connaissances. Est-ce d’avoir lu le projet à l’Assemblée? Il n’en a donné [44] lecture qu’à la demande de plusieurs Gentilshommes qu’il ne pouvait refuser. Est-ce enfin d’avoir lui-même adopté ce projet? Mais si c’est une faute, il la partage avec l’Ordre entier de la Noblesse qui l’adopta par acclamation.

Que signifie cette imputation vague: Il a fait passer la Délibération du 5 Mars 1769? Qu’a-t-il fait pour donner lieu à cette assertion? Cite-t-on des démarches, des manœuvres? De tous ceux qui composaient les États de 1768, en est-il un seul qui s’élève contre lui; qui lui reproche d’avoir cherché à le séduire, à le tromper? Non: dans cette circonstance comme dans toutes les autres, le Comte Desgrée s’est contenté de donner publiquement son avis. Il ne craint point qu’on puisse dire, il a intrigué, il a cabalé pour le faire adopter.

Mais son opinion suffisait pour entraîner la plus grande partie de l’Assemblée!”

Si cette allégation avait quelque fondement, il en faudrait seulement conclure que la plus grande partie de l’Assemblée avait une confiance entière dans sa probité et son zèle. Cette confiance qu’il n’a jamais trompée, cette confiance honorable, à la fois l’éloge & le prix de sa conduite, dépose elle-même contre la calomnie, au lieu de l’étayer. Qu’un Accusé doit être tranquille, lorsque ses actions ne fournissent que des arguments de cette espèce à ses accusateurs!

Si le Comte Desgrée avait le premier conçu le plan de la Délibération, ses ennemis diraient sans doute que le projet lui aurait été suggérée par le corrupteur; mais comme il vient heureusement d'un Gentilhomme qui ne peut avoir été interposé, pour le séduire, il en résulte une preuve évidente que le Comte Desgrée n'a point été corrompu.

[45] Eh! dans quel temps eut-on cherché à le corrompre? Avant l’entrevue du Comte de Montmuran? Le projet de cette Délibération n'était pas encore formé. Est-ce après ? Il n'était pas nécessaire d'employer une voie aussi honteuse que la corruption, pour engager le Comte Desgrée à soutenir un avis qui était devenu le sien, qu’il avait embrassé de son propre mouvement, un avis enfin à la rédaction duquel il avait librement concouru.

Ce n'est point dans de pareilles circonstances qu'on emploie les présents corrupteurs. L'homme le moins délicat n’a recours aux moyens malhonnêtes que lorsqu'il s'y croit forcé & qu’un intérêt pressant l'oblige d’en affronter le danger. Ainsi tout se réunit pour démontrer qu'il n'est pas possible qu'on ait fait au Comte Desgrée les offres qu'on prétend qu'il a acceptées.

Mais quand les faits ne déposeraient pas aussi hautement sa faveur, il trouverait la justification écrite dans la Délibérations qu'on a choisie pour sujet de la calomnie. Quoique la première idée du projet ne lui appartienne pas, quoique la Noblesse en ait fait son avis particulier, en l'adoptant d'une voix unanime & par acclamation, le Comte Desgrée consent qu'on le juge comme si la Délibération était son propre ouvrage, comme s'il en était l'unique auteur. Il n'hésitera jamais à se rendre responsable du fait de son Ordre entier.


 

Délibération du cinq Mars mil sept cent soixante-neuf.


 

Les États, pénétrés de respect & d'amour pour la Personne Sacrée du Roi, & toujours occupés du désir de [46] lui plaire, ont ordonné et ordonnent, que, par soumission à ses volontés, la réponse de Sa Majesté à leurs dernières représentations sur divers article du nouveau règlement présenté ce jour à l'Assemblée, de la part de MM. les Commissaires du Roi, sera inscrite sur le Registre des États; & néanmoins, attendu que, suivant leur Constitution Nationale, le droit de faire leurs Règlements appartient aux États, sous le bon plaisir du Souverain, droit inaliénable, Sa Majesté sera très-humblement suppliée de ne donner auxdits règlements qu'un effet provisoire, jusqu'à ce que, par les États, il y ait été pourvu & satisfait, pour le plus grand bien du service du Roi & pour celui de la Province, conformément à ce qui s'est passé en 1645, 1685 et 1687.”

Voilà le prétendu délit du Comte Desgrée; voilà la Délibération qui a dû coûter quinze cents livres au Gouvernement; quelque faible qu’en soit le prix; encore ce prix suppose-t-il qu’elle est favorable au Ministère. Où est donc l’avantage qu’elle lui présente, & qui pourrait avoir déterminé un Commandant de Province à séduire, à corrompre?

On a vu dans quelle situation embarrassante se trouvaient les États, lors de la réception des dernières réponses du Roi; on a vu que tout, jusqu'à la marche qu'ils avaient tenue, pouvait les compromettre. Dira-t-on que la Délibération du 5 Mars, ait rendu leur position plus critique; peut-on soutenir même qu'elle n'y ait apporté aucun changement avantageux ?

En se bornant à des protestations & à des remontrances, les États semblaient avoir oublié le droit de faire leurs règlements. Non seulement la Délibération rappelle ce droit [47] dans les termes les plus forts, non seulement elle déclare qu’il est inhérent à la constitution Nationale & qu’il n’a pu être aliéné; mais, en n’attribuant au règlement du dix Mai qu’un effet provisoire, jusqu’à ce que par les États il y eût été pourvu, elle laisse à la Nation la liberté de reprendre l’exercice de ses droits.

Au reste, pour savoir si cette Délibération blesse les intérêts de la Province, il est un moyen plus sûr que tous les commentaires: qu’on la juge par les suites qu’elle a eue, par l’effet qu’elle a produit. Elle a soutenu l’épreuve la plus dure, celle du temps. Le temps qui s'est écoulé depuis son époque, rend la question facile à décider. Dans l'espace de dix ans, le Gouvernement a eu plus d'une occasion d'en réclamer l'autorité, si elle lui est favorable; & la Province de revenir de son erreur, si cette Délibération lui est désavantageuse. Depuis le 5 Mars 1769, citera-t-on un seul Acte d'où l'on puisse conclure que le Ministère ait considéré cette Délibération comme utile à ses vues ? Non sans doute, & la Province, loin d'y voir l'effet de la séduction, a suivi la marche qu'elle lui traçait, a profité de la voie qu'elle lui ouvrait, pour se rétablir dans ses droits.

Dès la tenue de 1770, on fit un règlement; & au lieu de rétracter cette Délibération, on s'en forma un titre, on y persista par un arrêté solennel.


 

Premier Arrêté confirmatif de la Délibération du cinq Mars mil sept cent soixante-neuf.


 

Les États, en persistant dans la Délibération du 5 Mars 1769, ont ordonné & ordonnent, que les Députés & Procureur-Général-Syndic en Cour, présenteront au Roi la [48] collection des règlements par eux faits en différents temps, & par eux arrêtés en la présente tenue, & supplieront Sa Majesté d’approuver ladite collection par un Arrêt du Conseil, afin que lesdits règlements aient une exécution définitive suivant leur forme & teneur. Les États ont de plus ordonné que ladite collection qui leur a été présentée par la Commission des Contraventions, & qu’ils ont approuvée, sera signée par MM. les Présidents des Ordres, avant d’être remise auxdits sieurs Députés & Procureur-Général Syndic en Cour, & qu’elle sera enregistrée sur la minute du Procès-verbal de la présente tenue.”

Une Délibération aussi authentiquement renouvelée, peut-elle être suspecte? Est-il possible d’en faire un crime à celui qu’on en suppose le principal auteur? Au moment où les États revendiquent le droit de faire leurs règlements, au moment où ils usent de ce droit, ils déclarent n’y entrer qu’en persistant dans la Délibération du 5 Mars 1769; & l’on demande encore si cette Délibération du cinq Mars n’est point désavantageuse à la Province!

Mais ce n’est pas la seule fois qu'elle ait reçu une nouvelle sanction. Aux États de 1774, on en répéta les dispositions; on s'en prévalut encore, en prenant un arrêté semblable à celui du 4 Novembre 1770.


 

Second Arrêté confirmatif de la Délibération du cinq Mars mil sept cent soixante-neuf.


 

Conformément aux représentations qui ont été faites à l’Assemblée, les États, persistant dans leurs Délibérations des cinq Mars 1769, & quatre Décembre 1770, ont ordonné [49] & ordonnent, que leurs Députés & Procureur-Général Syndic en Cour, présenteront au Roi la [48] collection des règlements par eux faits, & supplieront Sa Majesté de l’approuver par un Arrêt du Conseil.”

Après ces Arrêtés, cherchera-t-on encore à répandre des nuages sur la Délibération du 5 Mars 1769. Personne ne connaît mieux les intérêts de la nation, que la nation elle-même. Si la délibération était contraire aux intérêts de la Province, les États la réclameraient-ils; s’en feraient-ils un titre, toutes les fois qu’il s’agit d’exercer le droit qu’elle conserve?

L’avantage de la Délibération du 5 Mars 1769 une fois démontré, la calomnie tombe avec la fiction qui lui servait de fondement. Lorsqu'on a supposé que le Comte Desgrée avait reçu quinze cents francs, on a ajouté qu'il les avait reçus pour trahir les droits de son pays. Dans cette allégation, deux faits sont énoncés, deux fait essentiellement liés, et dont l'un dépend absolument de l'autre. Il a reçu pour avoir trahi: donc il faut qu’il ait trahi pour avoir reçu: donc il n’a point reçu, s’il n’a point trahi.

[Suite du mémoire: Troisième partie: Discussion des Pièces.]

 

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