Le comte Desgrées du Loû, président de la noblesse aux Etats de Bretagne de 1768 et de 1772, par le comte de Bellevüe - III/XI [Chapitre second - Première partie]

Publié le par Xavier Fournier de Bellevüe (1854-1929)

[publié le 27/02/2018]

[Introduction et sommaire]

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[21]

CHAPITRE SECOND


 

Aperçu sur la situation de la France et de la Bretagne en 1772. - Ouverture des États à Morlaix le 20 octobre 1772. - Le comte Desgrées est élu Président de la Noblesse. - Les États réclament le rappel de l'ancien Parlement. - Vive opposition des Commissaires du Roi. - Attitude énergique du comte Desgrées. - Discussion du budget. - Incidents relatifs à une demande d'indemnité en faveur de MM. de La Chalotais et de Caradeuc. - Nomination des membres de la Commission intermédiaire; quatre d'entre eux sont cassés par le duc de Fitz-James, commandant de la Province. - Clôture de la session le 20 janvier 1773.

 

La France entière était alors dans une situation difficile et dangereuse. La lutte en Bretagne de l'esprit provincial contre le pouvoir absolu, la démission et l'exil des Membres du Parlement, le procès de La Chalotais, l'affaire du Poison avait éveillé et surexcité l'attention publique. La plupart des Cours avaient applaudi à la courageuse résistance de celle de Rennes et avaient protesté contre les mesures arbitraires et violentes prises par l'autorité royale. En face de ces protestations et de cette véritable rébellion, le roi, voyant sa puissance menacée, avait dissous les Parlements de Paris, de Besançon, de Douai, de Toulouse, de Bordeaux, de Rouen et de Rennes, et les avaient remplacés par des Conseil Supérieurs composés de magistrats, trop souvent indignes et à la dévotion du ministre Maupeou.

L'étincelle allumée en Bretagne avait produit un incendie [22] général qui allait tout consumer et tout détruire [Voir l'Observateur Anglais, t.1, p.125. - note de bas de page].

Le renversement et le mépris des lois plongeaient l’État dans une espèce d'anarchie. Les protestations des princes du sang; les mémoires, les libelles et les chansons; les réclamations, les murmures et les plaintes de citoyens de tout rang; tout annonçait la désorganisation et menaçait d’une ruine prochaine. Soulevée par un souffle soudain de liberté et d'indépendance, une première vague avait passé, et le calme s'était un peu rétabli; “mais déjà on pouvait voir s'avancer du large la lame de fond qui allait submerger le vieux monde: le déluge, égoïstement prévu par Louis XV, allait engloutir la monarchie et la France”.

Le quatrième duc de Fitz-James (1712-1787)

La situation en Bretagne était plus effrayante encore. Lorsqu'une révolution malheureuse avait renversé l'ordre établi dans l'administration de la justice, les États n'avaient été ni consultés, ni entendus et un de leurs droits constitutifs s'était ainsi trouvé enfreint; les ministres étaient prévenus contre cette province; et quelques-uns d'entre eux, comme le duc d'Aiguillon, étaient personnellement indisposés contre elle. Une guerre acharnée était engagée entre les partisans de la cour, fonctionnaires ou courtisans, et les défenseurs, ardents mais désintéressés, des franchises bretonnes. Au duc de Duras, considéré comme trop conciliant, avait succédé à la fin de septembre 1771 le duc de Fitz-James, brave soldat, mais mauvais politicien [Jean-Charles, duc de Fitz-James, chevalier de Berwick, Pair et Maréchal de France, né en 1712, fils du Maréchal de Berwick et petit fils du roi Jacques II d'Angleterre; il prit une part glorieuse à toutes les guerres de 1730 à 1763. Nommé gouverneur de Bretagne le 28 septembre 1771, il occupa ce poste jusqu'aux 27 mars 1775. Il mourut en mars 1787, laissant postérité. - note de bas de page], qui [23] venait en Bretagne “armé d'une verge de fer pour essayer de porter les derniers coups à la liberté expirante.” Il y avait été précédé par ce propos terrible tenu aux députés des États: “Sa majesté ne veut pas de résistance. Si les prochains États de Bretagne s'occupent des affaires du Parlement ils seront cassés dans trois jours.” Et l'abbé Terray, contrôleur général des finances, avait déclaré de son côté que “le Roi au besoin n'hésiterait pas à dissoudre l'assemblée”. Ajoutez à cela un parlement sans considération et sans autorité, des augmentations incessantes d'impôts, des maladies épidémiques, des révoltes intestines, et la mésintelligence entre les membres des différents ordres, causée par la défiance et l'envie et fomentée par la délation. Partout le désordre, la rivalité et l'espionnage.

L'abbé Terray (1715-1778)

Tel était le tableau qu’offrait la Bretagne lorsque les États s’ouvrirent à Morlaix le 20 octobre 1772.

Dès le 15 octobre, les membres des États avaient commencé à arriver en foule dans cette ville, où le duc de Fitz-James fit son entrée solennelle le dimanche 18 octobre.

Le mardi suivant, les trois Ordres se réunirent dans la grande salle du couvent des Jacobins. Les membres de la Noblesse étaient au nombre de 325, ceux du Tiers de 130, et ceux du Clergé de 25. Les Présidents du Clergé et du Tiers étaient de droit l' Évêque du diocèse et le Sénéchal de la circonscription où avait lieu la tenue; ce furent donc Monseigneur de Royère, évêque de Tréguier, et M. Léon de Tréverret, maire et sénéchal de Quimper [M. Jean-Alain-Léon de tréverret, conseiller du roi, sénéchal de Quimper depuis 1768, devint sénéchal de Rennes en 1774. “En lui, écrit M. de Calan dans la Bretagne sous Louis XVI”, revivait l'esprit de ces légistes fonctionnaires issus de la bourgeoisie, qui avaient toujours soutenu la Monarchie dans ses luttes contre les libertés de la Province. Aux tenues des États il se faisait l'homme du Roi et soutenait toutes les demandes de la cour. Dans l'intervalle des séances il se démenait comme un beau diable, ayant tous les jours à dîner ou à souper vingt à trente députés du Tiers, dont il réchauffait le zèle et qu’il empêchait de céder à l'influence des membres de la Noblesse. Il ne se contentait pas de ces moyens détournés et il allait jusqu'à recourir à la corruption directe, à l'achat des votes”. Aussi le pouvoir royal, reconnaissant de son zèle, lui accorda à la suite des états de 1772 une gratification supplémentaire de 36.000 fr. et le proposa pour des Lettres d'anoblissement et le cordon de Saint-Michel. Il avait épousé Jeanne-Anastasie Moigno de Mezouet. - note de bas de marge]. Quant à l'ordre de la noblesse, les États [24] avaient décidé en 1579 que “la Présidence appartiendrait alternativement à Messieurs de Rohan, barons de Léon, et à messieurs de la Trémoille, barons de Vitré comme héritiers des Laval; et, qu’au cas où la Présidence serait vacante par l'absence des barons, la Noblesse élirait son Président à la pluralité des voix et par scrutin”. Ainsi avaient été élus Renaud de la Marzelière en 1506, le marquis de Coëtquen en 1626, le marquis de Montbourcher du Bordage en 1645, M. de Kergomar en 1647, le baron de Pont-l'Abbé en 1651, le baron de Gaël en 1657, le marquis de Locmaria en 1661, Guillaume de Lambilly, baron de Kergroix en 1687, M. de Tréduday en 1695, le prince de Talmont en 1697, le prince de Tarente en 1701, M. de Léon en 1709, le comte de la Rivière en 1710, le comte de Montbazon en 1715, le marquis de Piré en 1722, M. du Plessis d'Argentré en 1724, le marquis d'Acigné en 1730, M. de Calan en 1738, le vicomte Huchet de la Bédoyère en 1742, M. du Bois de la Motte en 1748, M. de Lorgeril en 1752, M. de Kerguezec en 1762, le maréchal de Richelieu en 1764, M. de Bruc en 1765, M. de la Besneraye en 1767. Depuis le commencement [25] des dissensions entre les États et la Cour, les chefs des maisons de Rohan et de la Trémoïlle, qui jusques-là s'étaient entendus pour présider chacun à leur tour, se soucièrent peu de remplir un poste devenu difficile et dangereux. Ne voulant point se compromettre et redoutant de mécontenter le roi ou les Bretons, ils ne parurent ni l'un ni l'autre aux États, de 1769 à 1789, et y eurent pour remplaçants élus le marquis de Piré et le comte de Goyon en 1770, le comte Desgrées du Loû en 1772, le comte de Montmuran et le marquis de Sérent en 1774 et 1776, le comte de Boisgelin en 1778, 1780, 1786 et 1788, le compte de Berthoud de la Violaye en 1782, et le comte de Geslin de Trémargat en 1784.

À l'ouverture de la Tenue de 1772, aucun des barons n’étant présent, la Noblesse dut élire son Président; et la pluralité des voix se porta sur le comte Desgrées, bien qu'il ne fut âgé alors que de quarante-six ans.

Les Présidents, écrit M.A. Dupuy [L'abbé Terray et les États tenus à Morlaix en 1772, par A. Dupuy. - note de bas de page], avaient à remplir un rôle important et difficile, et de grandes charges à supporter. Ils dirigeaient les délibérations, recueillaient les votes et proclamaient les décisions. Tous les soirs ils allaient conférer avec les commissaires du roi, dont ils recevaient les instructions. Ils devaient, pour ménager leur crédit, tenir table ouverte et donner des banquets et des fêtes, dont les dépenses dépassaient généralement les indemnités qu'ils recevaient.”

La tenue de 1772 fut ouverte dans l'après-midi du 20 octobre par des discours de monseigneur le duc de [26] Fitz-James, lieutenant-général et commandant de Bretagne, de M. de la Briffe d'Amilly, premier président du Parlement, et de M. de la Bourdonnaye de Boishulin, procureur-syndic des États en Cour [Les commissaires du Roi étaient: le duc de Fitz-James, commandant; le comte Dupleix de Bacquencourt, intendant; et M. de la Briffe d'Amilly, président du parlement de Rennes. Le gouverneur de Bretagne était le duc de Penthièvre (Louis-Jean-Marie de Bourbon, né à Rambouillet le 16 novembre 1725, fils du comte de Toulouse et de Marie-Victoire-Sophie de Noailles; nommé gouverneur de Bretagne en 1757, il conserva ce poste jusqu’en 1790. Il épousa la princesse de Modène, et mourut à Vesnon le 4 mars 1793 - note de bas de page]. Ces discours ne furent pas déposés.

Le lendemain, suivant l'usage, la messe du Saint-Esprit fut célébrée à dix heures du matin dans l'église collégiale de Notre-Dame-du-Mûr par Monseigneur de Hercé, évêque de Dol, en présence des membres des États. Le comte Desgrées, président de l'Ordre de la Noblesse, avait un prie-Dieu dans le chœur du côté de l'évangile. Après cette cérémonie, les députés se rendirent solennellement à la Salle des États, ou “Théâtre”, où, sur la demande de M. Dupleix, intendant en Bretagne, ils accordèrent au roi, sans discussion, un “don gratuit” de deux millions de livres payables mensuellement pendant l'exercice de 1773 et de 1774.

Les séances des 22, 23, 24 et 26 octobre furent très calmes, mais la lutte commença à la réunion du mardi 27 par la décision que prirent les États “qu'il y avait lieu de délibérer sur l’édit royal de septembre 1771, concernant le Parlement de Bretagne”.

Comme nous l’avons dit, le roi, par la bouche de ses ministres, avait formellement interdit aux États toute délibération relative au Parlement de Rennes, qui, [27] brisé à nouveau en 1771, avait été rétabli sur de nouvelles bases. Malgré cette interdiction, la Noblesse et une partie du Tiers proposèrent d’adresser au roi des remontrances pour obtenir le retour de l'ancien Parlement, et des représentations sur l'état actuel de la justice en Bretagne. Mais le Clergé, ayant émis un “tardé à délibérer”, la décision, comme de droit, fut retardée de vingt-quatre heures et renvoyée à la séance suivante [Ces détails et les suivants sont puisés aux archives d'Ille-et-Vilaine G. 1790, 1791 et 1792, au registre des États de 1772, aux archives du Parlement de Bretagne D.124, et aux papiers de la famille Desgrées. - note de bas de page].

Le lendemain, 28 octobre, M. de La Bourdonnaye, au nom des commissaires du roi, apporte aux États une “défense expresse de s'occuper du Parlement et de l'administration de la justice dans la Province”. Les trois Ordres déclarent alors que “cette défense blessait essentiellement la liberté qu'ils ont et qu'ils doivent avoir de délibérer sur tous les objets qui intéressent la Province et leur droit incontestable de s'occuper de l'administration de la justice en Bretagne”; et ils nomment une députation composée de dix-huit membres chargée d'aller solliciter des commissaires du roi le retrait de leur injonction.

Cette députation fut reçue par les commissaires à cinq heures du soir; et, le jeudi 29 octobre, son président, l'évêque de Saint-Brieuc, rapporta à l'Assemblée que le Duc avait déclaré que “la volonté du Roi était formelle, il ne pouvait rien changer aux ordres intimés”. Les États décident alors que “la même députation, dirigée cette fois par les Présidents des trois Ordres, irait retrouver les commissaires pour les prier [28] de faire connaître à Sa Majesté les intentions de l'Assemblée et de solliciter d'elle une prompte réponse”.

Le duc de Fitz-James ayant déclaré “qu’il consentirait à communiquer au Roi le vœu des États, mais qu'il connaissait trop les intentions de Sa Majesté pour lui demander de les modifier”, les États rédigèrent, sous forme de Mémoire, une requête, et décidèrent que M. de La Bourdonnaye, leur Procureur Syndic, partirait de suite pour Versailles afin de la remettre lui-même au roi et de solliciter une réponse prompte et favorable. Alors le duc déclara qu'il avait bien voulu s'engager à transmettre la demande des États, mais qu'il interdisait à M. de La Bourdonnaye de la lui porter; défense qui, maintenue malgré les instances réitérées des trois Ordres, fut inscrite le 2 novembre sur le registre des États en la faisant suivre d'une protestation.

La réponse du roi à cette requête fût communiquée à l'Assemblée le mercredi 11 novembre: “Il interdisait de nouveau aux États de s'occuper du Parlement et de l'administration de la justice, objets absolument étrangers aux affaires pour lesquelles ils sont convoqués.s Cet ordre semblait devoir terminer toute discussion relative au Parlement, mais cette affaire reprit le jour même sur une question similaire.

Dans l'article 8 de leur rapport, les députés en cours faisaient savoir que, sur leurs démarches, messieurs de La Chalotais, de Karadeuc et du Sel des Monts avaient recouvré leur liberté, mais avec défense de résider à Paris ou en Bretagne. La Noblesse demanda de solliciter; 1° le retrait de cette défense, 2° le rétablissement de tous les anciens membres du Parlement dans leurs fonctions antérieures. La première partie, le retrait de la défense, fut acceptée par les trois Ordres; mais le [29] Tiers, sous la pression de son Président, M. de Tréverret, ayant refusé de voter la seconde partie, la réclamation ne put aboutir.

La noblesse en conserva une irritation profonde, qui se manifesta le surlendemain, 13 novembre, voici à quel sujet.

À la Tenue de 1770 les États avaient, par délibération du 21 décembre, ordonné l'impression d'un Mémoire en réponse à un libelle que Linguet [Linguet (Simon-Nicolas-Henry), né à Reims en 1736, avocat distingué tout dévoué au pouvoir, avait publié en juin 1779 un “Mémoire” ayant pour but de défendre l'administration en Bretagne du duc d'Aiguillon; il se brouilla ensuite avec son client, fut rayé en 1775 du barreau, et, après une vie d'aventures, fit en 1786 un procès à d'Aiguillon auquel il reprochait de ne lui avoir pas payé ses honoraires. En 1789 il embrassa avec ardeur les idées nouvelles; mais ses opinions révolutionnaires ne l'empêchèrent pas d'être guillotiné à Paris à la fin de juin 1794. - note de bas de page]  avait fait paraître en juin 1770 en faveur du duc d'Aiguillon et qui était diffamatoire pour la Bretagne; mais un arrêt, du Conseil des Ministre, à la date du 2 janvier 1771 et postérieur à la clôture des États, avait cassé cette délibération. Il s'agissait de décider si les États suivants, ceux de 1772, allaient consentir à enregistrer cet arrêt. L’avis du Tiers, énoncé suivant l'usage le premier, fut de” considérer comme non avenue la délibération du 21 décembre 1770, cassée par les ministres, et, par suite, de prier le roi de retirer l'arrêt du 2 janvier 1771.” Aussitôt que M. de Tréverret eût proclamé l’avis de son Ordre, le comte Desgrées se leva, et dans un éloquent et habile discours, il déclara que la décision proposée par le Tiers était “nulle dans la forme” et “outrageante dans le fond”: illégale, car les États étaient appelés à délibérer sur l’arrêt du 2 janvier non [30] sur la délibération du 21 décembre: injurieuse, car elle désavouait une protestation prise par les États contre un libelle odieux et attentatoire aux libertés bretonnes. Malgré cette déclaration, M. de Tréverret ayant refusé de modifier la décision de son ordre, la Noblesse, d'accord avec son Président, proposa de rédiger séance tenante, un Mémoire contre le président du Tiers; et l'assemblée devint tellement houleuse, que le président du Clergé dut lever la séance.

Le lendemain matin, les commissaires du roi mandèrent le comte Desgrées et voulurent lui faire signer une copie du discours qu'il avait prononcé la veille; mais il s'y refusa, prétextant qu'un président ne pouvait rien signer en dehors de l'Assemblée et sans l'assentiment de son Ordre. En vain les commissaires lui commandèrent au nom du roi d'obéir: “Je ne puis croire, répondit-il, que l'intention de Sa Majesté puisse être de réduire un gentilhomme à l'alternative de se déshonorer ou de désobéir; et je préférerais, s'il le fallait, sacrifier ma liberté et ma vie que de compromettre mon honneur.” Les commissaires, en face de cette résistance, décidèrent alors de lui notifier par écrit l'ordre qu’ils lui avaient donné; mais, comme ils étaient occupés à le rédiger, le comte Desgrées sortit à l'improviste et se rendit dans la Chambre des États où était réuni son Ordre, auquel il rendit compte de sa conduite qui fut unanimement applaudie.

Le lundi 16 novembre, les membres de la Noblesse et du Clergé essayèrent encore d’amener ceux du Tiers à une conciliation, et leurs efforts allaient peut-être aboutir quand les commissaires du roi firent annoncer leur visite et entrèrent presque aussitôt dans la salle des États. Là, s'appuyant sur le désaccord existant [31] entre les membres de l'Assemblée, ils déclarèrent que la question ou litige devait être renvoyée au Roi, et ils défendirent en son nom de continuer à s’en occuper. Le comte Desgrées protesta contre cette interdiction, disant que les trois Ordres étaient prêts à se mettre d'accord lors de l'arrivée des commissaires. Mais le duc maintint sa défense et se retira après avoir ordonné aux États d'enregistrer sans retard la réponse du roi, qui leur avait été communiquée le 11 novembre et qui leur interdisait de s'occuper des affaires du Parlement et de l'administration de la Justice.

Le lendemain cette réponse du roi fut enregistrée, mais “par obéissance et sous réservation du droit qu'ont les États d'être entendus sur les changements apportés à l'administration de la justice en Bretagne”. L’on décida ensuite d'envoyer une députation aux commissaires du roi pour demander le retrait de la défense qu'ils avaient faits la veille, et le héraut alla demander au duc de Fitz-James quand il recevrait cette députation. Le héraut revint avec une note du duc qui refusait de la recevoir. L'assemblée s’émeut de ce procédé, attendu qu'il était d'usage que les commissaires fissent connaître leurs intentions, non par écrit, mais par l'organe d'un des Procureurs généraux, et chargent M. de La Bourdonnaye de porter ses réclamations aux commissaires. Le duc, par une nouvelle note, maintint son refus. Ce procédé, par trop cavalier et sans précédent, blessa l'assemblée, qui ordonna à ses Présidents de protester auprès de son auteur. Sur les instances des présidents le duc consentit à recevoir le 18 novembre la députation des États, à laquelle il remit simplement une réponse écrite par laquelle il maintenait sa défense du 16 novembre.

[32] Le jeudi, 20 novembre, les États chargent la même députation de retourner auprès des commissaires pour protester contre la façon dont l'avant veille ils avaient répondu à l’avis de l'envoi d'une députation, et pour affirmer leur droit absolu de députer près d'eux quand il le jugeaient utile. Interrogés sur l'heure à laquelle ils recevront cette nouvelle députation, les commissaires répondent qu'ils veulent d'abord en connaître l'objet. L'assemblée en face de cette nouvelle prétention, s’échauffe et ordonne à la députation de passer outre et d'aller de suite trouver les commissaires. Mais ceux-ci, maintenant leur refus, déclarèrent, après un échange de messages hautains, que le roi lui-même jugerait cette question.

Le surlendemain la Noblesse revint incidemment sur l'affaire du Parlement en proposant aux deux autres Ordres de faire insérer au procès-verbal “un acte conservatoire du droit national”, déclarant que “les États ordonnent que leur Procureur général syndic s'opposera à tout règlement destructif de la liberté, de la propriété, ou des franchises de la Province de Bretagne”. Dès qu'il est prévenu de ce fait, le duc écrit aux États qu'”il a cru voir dans ce libellé une désobéissance à l'ordre du roi interdisant de s'occuper des affaires du Parlement et de la justice, qui s'étonne d'une pareille infraction, et qu'il renouvelle la défense de s'occuper des dites affaires pas plus quant au fait que quant au droit, directement ou indirectement, sous aucun prétexte et de quelque façon que ce soit”. La Noblesse au reçu de cette notification protesta contre une interprétation qu'elle déclara erronée et décida que, “ne pouvant garder le silence, en face de l'imputation de désobéissance faite aux États, elle ira, à la fin [33] de la séance, trouver, en corps, son président à sa tête, les commissaires du roi pour leur témoigner combien elle est sensible à une inculpation si peu méritée”.

Introduit par suite avec son Ordre en présence du Duc, le comte Desgrées lui fait part de cette protestation, à laquelle il répondit avec une ironique complaisance “qu'il félicitait Messieurs de la Noblesse de leur soumission; qu'il n'avait pu s'empêcher de regarder les faits comme ne concordant pas avec les assurances qui lui étaient actuellement données; mais qu'il serait heureux de faire part à Sa Majesté des sentiments et de la démarche de la Noblesse.”

Dès lors, après un mois de débats orageux, la question du Parlement était réglée, ou plutôt écartée. Le duc de Fitz-James félicita M. de Tréverret de son zèle, et fit au contraire savoir au comte Desgrées qu'il trouvait qu'il avait manqué de fermeté en ne contenant pas son Ordre dont il avait l'air de partager les passions, et qu'il lui ferait refuser toute espèce de gratification s’il ne les méritait pas par sa conduite durant la fin de la session.

Les États commencèrent alors à aborder en séance la discussion du budget, dont les différents articles avaient été étudiés par des commissions spéciales, et dans cette tenue orageuse, à une affaire délicate allait en succéder une autre plus difficile encore.

Les demandes du roi pour l'exercice de 1773 à 1774 comprenaient dix-huit articles, et présentaient par les surtaxes réclamées un excédent de dépenses de huit millions sur les budgets antérieurs [

Aperçu sur les principales impositions qui frappaient la Bretagne à la fin du XVIIIe siècle:

Elles se divisaient en contributions directes et indirectes et en taxe pour les chemins, les milices et le casernement.

[34] 1° Les contributions directes comprenaient: la Capitation, les Fouages, et les Vingtièmes.

La Capitation, établie en Bretagne en 1695, était une taxe personnelle et mobilière, basée sur le revenu et s’élevant en moyenne à deux sols par livre de rente. Les États prirent cet impôt à l'abonnement en 1701, moyennant deux millions.

Les Fouages étaient une imposition foncière dûe par tout propriétaire de terres roturières et basée sur les “feux”, c'est-à-dire sur une habitation abritant une famille agricole et servant de chef-lieu a une exploitation d'environ trente-six journaux. Il y avait en Bretagne en 1788 trente-deux mille feux, payant environ annuellement cent mille livres.

Les Vingtièmes étaient perçus en nature sur les revenus de toute propriété foncière, à l'exception des biens de l'Église. Établis en 1710, sous le nom de Dîme Royale, il n'étaient d'abord que d'un dixième; ils furent portés à un vingtième en 1750 et à deux vingtième en 1756.

2° Les Contributions Indirectes comprenaient les Devoirs et le Billot.

Les Devoirs, grands et petits, étaient des impôts frappés sur la vente et le transport en gros des boissons.

Le Billot frappait la vente au détail.

Ces impôts avaient été achetés à forfait, en même temps que les droits domaniaux de la couronne en Bretagne, par les États, qui les louaient à ferme et en assuraient la perception.

Les droits perçus sur les boissons à la fin du XVIIIe siècle étaient en moyenne de 142 fr. par barrique d'eau-de-vie (230 litres), 32 fr. par barrique de vin et 7 fr. par barrique de cidre ou de bière.

3° Les Chemins étaient entretenus par les soins des seigneurs jusqu'à ce que le duc de Chaulnes décida en 1671 que l'État se chargerait de leur entretien par des “corvées” appelées aujourd'hui “prestations” et moyennant une somme annuelle fournie par la province, somme qui, primitivement de 25.000 fr. s’éleva en 1716 à 42.000 fr.; en 1720, 100.000 fr.; en 1722, à 200.000 fr.; en 1732, à [35] 300.000 fr.; en 1752, à 600.000 fr.; en 1756, à 800.000 fr.; ramenée en 1760 à 300.000 fr., elle revint en 1782 à 800.000 fr.

4° Les Milices: jusqu'au milieu du XVe siècle le service militaire en Bretagne n'existait qu’en temps de guerre et se composait du ban et de l'arrière-ban; Le “ban” comprenait les vassaux relevant directement de la couronne, “l'arrière-ban” ceux dont les fiefs n’en relevaient pas directement. Ce fut vers 1445 que l'armée permanente fut constituée régulièrement en France par le connétable de Richemont, plus tard duc de Bretagne sous le nom d'Arthur III, et ainsi formée: La cavalerie composée de “compagnies d'ordonnance” comprenant chacune de cinquante à cent “lances”, chaque lance se composant de six hommes montés, savoir: “l'homme d'armes”, ordinairement noble, qui en était le chef, son “valet” ou “page”, un “coustilleur” armé d'une courte épée ou dague dite “coustille”, de deux “archers” ou “arbalétriers”, et d'un “varlet”. Les capitaines de ces compagnies les formaient et les entretenaient à leurs frais, ils étaient nommés par le souverain et devaient faire à toute réquisition de celui-ci la “montre”, ou revue de leurs hommes. Il y eut en France au début environ quarante compagnies d'ordonnance comprenant environ 14.000 cavaliers. L'infanterie fut composée de compagnie d'archers, levés dans chaque paroisse à raison de un par cinquante feux; ces archers lorsqu'ils s'armaient à leurs frais étaient exempts d'impôts d’où leur nom de “Francs-Archers”. Les archers étaient en 1450 au nombre de 6.000 pour toute la France.

À cette armée permanente continuait à s'ajouter en temps de guerre la milice féodale, composée de tous les nobles, armés suivant l'importance de leurs fiefs, en “homme d'armes à deux chevaux avec coustilleur”, “homme d'armes à cheval”, “coustilleur archer ou arbalétrier à cheval”, “homme d'armes à pied avec valet”, “archer ou arbalétrier à pied”.

Jusqu’à 1727, la Bretagne fut exempte de levée de gens de guerre, en dehors de la noblesse. Mais alors une ordonnance royale ayant prescrit la levée de cent bataillons de “milice” à 600 hommes [36] par bataillon, la Bretagne y fut comprise pour 4.200 hommes, malgré les protestations des États. Les hommes de la milice étaient recrutés par paroisse et par voie de tirage au sort; la durée du service était de cinq ans. En 1771, les “milices” remplacer par des “régiments provinciaux” qui comprenaient chacun environ 1.500 hommes et furent pour la Bretagne au nombre de trois. L'état fournissait aux soldats provinciaux l'habit et les armes; les paroisses leur donnaient la veste, le chapeau, une paire de souliers, une paire de guêtres, deux chemises et un havre-sac. Les côtes étaient aussi défendues par des “milices-gardes-côtes” recrutées dans les paroisses situées à moins de deux lieues du bord de la mer, et divisées en “capitaineries”. Les villes avaient aussi une “milice bourgeoise” qu'elles entretenaient à leurs frais et qui était affectée exclusivement à leur garde. L'imposition frappée en Bretagne pour les “milices” s’élevait en 1749 à 247.000 fr., elle fut portée un peu plus tard à 416.000 fr.; celle pour les “milices-gardes-côtes” était de 64.000 fr.

Casernement: les troupes étaient logées, en général, chez l'habitant, et, dans quelques villes seulement, dans des casernes. Fixée en 1716 à 106.000 fr., l’imposition de casernement fut portée en 1732 à 350.000 fr., et la demande faite pour cet objet aux États de 1772 se levait à 550 000 fr., somme qui fut votée après bien des difficultés et à la condition que le roi paierait 112.000 fr. sur le déficit antérieur montant à 400 000 fr. environ.

Les dépenses annuelles des États, du fait de ces impositions, se levaient environ à dix millions. - note de bas de page].

Les députés, composant les commissions chargées de l'étude de chacun de ces articles, se plaignaient surtout de l'excès des impôts réclamés sur la capitation (1.000.800 # par an), le casernement des troupes (550.000 #), et la milice garde-côte (65.000 #). La capitation surtout sembla aux États particulièrement onéreuse [35], et ils en demandèrent la réduction. Réduction qui finit par être accordée et s’éleva à 580.000 # . La discussion du budget chapitre par chapitre dura ensuite durant tout le mois de décembre; et, après plusieurs incidents, le duc de Fitz-James, grâce à l'appui du Tiers, parvint à triompher de toutes les résistances. [36] Les impôts furent votés sans modifications importantes, et les Fermes, comprenant les devoirs et le billot, furent adjugées, moyennant neuf millions quatre cents mille livres à M. Baudouin de la Maison Blanche.

Le 1er janvier 1773, après un “tardé à délibérer”, émis la veille par la Noblesse comme marque de son mécontentement, les États votèrent, suivant l'usage, une gratification de 30,000 # au duc de Fitz-James, une de 15,000 # pour sa femme qui l’avait accompagnée, et à laquelle l'évêque de Dol, Mgr de Hercé, alla présenter les hommages et les veux des États.

[37] Lorsque le roi Louis XV avait échappé en 1756 à la grave maladie, qui avait mis pour demander sa guérison la France entière en prière, les États de Bretagne avaient fait célébrer le 5 janvier 1757 une messe solennelle d'actions de grâce en l'honneur des Saints Anges Gardiens. Cette messe avait toujours été dite depuis: et, le 5 janvier 1773, les États y assistèrent en corps dans l'église des Jacobins de Morlaix.

Le surlendemain, jeudi 7 février, l'assemblée vota selon la coutume, une gratification de 15.000 # pour le Mgr l'Évêque de Tréguier, Président du Clergé, une de 15.000 pour le comte Desgrées, Président de la Noblesse [Cette somme, ordinaire, de 15.000 fr. était habituellement doublée quand le président siégeait pour la première fois; et, quand sa femme l'accompagnait, on votait encore en plus 15.000; auxquels, jusqu'en 1776, on ajoutait 15.000 pour les tables et les réceptions. Le comte Desgrées refusa de profiter d’aucun de ces avantages pécuniaires. - Les députés du Tiers recevaient chacun 200 fr. pour leurs frais de voyage et de séjour aux États. - note de bas de page] et une de 10.000 # pour M. de Tréverret, Président du Tiers. Puis, vu la cherté des vivres et les frais supplémentaires de déplacement et d'installation à Morlaix, elle accorda en plus une indemnité de 30.000 # à chacun des deux premiers, et une de 20.000 # au dernier. Ce fut également à cette séance que la Noblesse nomma une commission, composée de douze membres, MM. de Montmuran, du Sel des Monts, de La Morandaye, Charette de Boisfoucaud, de la Moussaye, de la Voltais, Berthou de la Violaye, de Tréfalgan de Guerry, du Plessis du Tiercent, du chevalier de Kersauson et d’Euzenou de Kersalaün, chargée d'établir une demande de 30.000 # d'indemnité pour M. de La Chalotais et de 27.000 # pour son fils, M. de Caradeuc; mesure qui, dix jours plus tard, devait produire un grand émoi.

 

[Chapitre second - Deuxième partie]

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