Le comte Desgrées du Loû, président de la noblesse aux Etats de Bretagne de 1768 et de 1772, par le comte de Bellevüe - IV/IX [Chapitre second - Deuxième partie]

Publié le par Xavier Fournier de Bellevüe (1854-1929)

[publié le 28/02/2018]

[Introduction et sommaire]

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[Chapitre second - Première partie]

 

CHAPITRE SECOND [suite]

 

Aperçu sur la situation de la France et de la Bretagne en 1772. - Ouverture des États à Morlaix le 20 octobre 1772. - Le comte Desgrées est élu Président de la Noblesse. - Les États réclament le rappel de l'ancien Parlement. - Vive opposition des Commissaires du Roi. - Attitude énergique du comte Desgrées. - Discussion du budget. - Incidents relatifs à une demande d'indemnité en faveur de MM. de La Chalotais et de Caradeuc. - Nomination des membres de la Commission intermédiaire; quatre d'entre eux sont cassés par le duc de Fitz-James, commandant de la Province. - Clôture de la session le 20 janvier 1773.

 

[38] Le 10 janvier, on procéda à l'élection des députés à la Chambre des Comptes et à la Cour; ces derniers avaient pour mission de présenter au Roi et à son Conseil les remontrances des États, et de suivre à Versailles toutes les affaires qui intéressaient la Province. Les députés à la Cour nommés furent Mgr de Hercé, évêque et comte de Dol, le comte Desgrées du Loû et M. de Tréverret; les députés à la Chambre des Comptes furent M. de Goyon, chanoine du Léon, M. Joseph Leprovost de la Voltais [Joseph-François-Marie Le Provost, chevalier, seigneur de la Voltais, en Monteneuf, né en 1743, épousa en 1767 Marguerite-Nicole-Guillemette Beaugeard; il mourut en 1806, laissant postérité. Il était très lié avec le comte Desgrées. - note de bas de page] et M. Rabeault, sénéchal de Guingamp.

Du 11 au 14 janvier, le comte Desgrées, ayant été indisposée, fut remplacé, comme président intérimaire, par le comte de la Frugulay [François-Gabriel de la Frugulaye, sgr de Kervers, époux depuis 1764 de Sophie-Antoinette-Pauline de Caradeuc de La Chalotais, fille du fameux procureur général. - note de bas de page]; et les États profitèrent de cette absence du comte Desgrées pour solliciter en faveur de son frère cadet, le chevalier Desgrées [Jean-Marie-Bertrand Desgrées, chevalier, seigneur de la Lande et de la Saulais, comptait alors trente ans de service; né à Ploërmel le 6 février 1727, il avait obtenu en 1743, grâce à l'intermédiaire de son parent, le comte de Volvire, alors lieutenant-général des armées du roi en Haute-Bretagne, une lieutenance d'infanterie au bataillon de Redon. Après avoir fait avec ce grade la campagne de 1745, il fut nommé lieutenant des grenadiers royaux au même bataillon, le 1er mars 1746; il servit, avec ce titre, en 1746, 1747 et 1748 et se trouva aux sièges de Tournay, de l'Ecluze, de Maëstricht, et aux principales affaires de cette guerre. Le 25 février 1750, il devint capitaine au bataillon de Rennes, avec lequel il fut employé durant toute la Guerre de Sept ans à la protection des côtes de Saintonge. Son frère aîné, le comte Desgrées, avait écrit au duc de Duras, pour solliciter en sa faveur le commandement [39] d'un bataillon de milice et la croix de Saint-Louis, les 10 février, 30 mai, 26 juin 1770 et 20 septembre 1771. Sur la proposition des États, il fut nommé en 1774 commandant du bataillon de Monsieur au régiment provincial de Bretagne; et, en 1779, chevalier de Saint-Louis, et lieutenant-colonel à La Rochelle. Il mourut dans cette dernière ville en 1781 ne laissant, de Honorée-Anne-Bénigne Deyssautier, qu’il avait épousée en 1768, que deux fils, morts sans postérité en 1782 et 1801. (Voir Généalogie). - note de bas de page], un [39] régiment provincial et la croix de Saint-Louis, du Ministre de la Guerre, le marquis de Monteynard.

La Tenue de 1772 touchait à sa fin; mais elle allait encore être troublée par un grave incident, où devait se manifester de nouveau l'énergie du comte Desgrées.

 

Le lundi 18 janvier, le duc de Fitz-James entra dans la salle des États et donna lecture d'une lettre au Roi, qui “blâmait l'attitude de la Noblesse et l'obstination qu'elle avait mise à vouloir s'occuper des affaires du Parlement, cassait les différentes protestations qu'elle avait émises, et lui faisait défense d'en faire de pareilles à l'avenir”. Le Duc ordonna, au nom de Sa Majesté, l'enregistrement immédiat de cette réponse; et l'assemblée ayant fini par y consentir, malgré la réclamation de la Noblesse, il ajouta: “Je suis instruit, Messieurs, depuis quelques jours déjà, que l'Ordre de la Noblesse a osé nommer une Commission de douze membres chargée de proposer une demande d'indemnité en faveur de MM. de la Chalotais et de Caradeuc. Cette commission est illégale et illicite; car, nommée sans l'assentiment des trois Ordres, elle a pour but de s'occuper d'affaires sur lesquelles Sa Majesté a imposé le silence le plus absolu. J'ai appris en outre que cette commission devait, aujourd'hui même, vous donner lecture du mémoire qu’elle a rédigé; et j’ordonne, au nom du roi, à M. le Président de la Noblesse de me [40] remettre sur-le-champ la minute et les copies de ce mémoire, qui a déjà été lu dans la Chambre de la Noblesse.”

 

Le comte Desgrées répondit: “Monsieur le duc, il est dans mon cœur et dans celui de mon Ordre de marquer la plus entière obéissance aux ordres du Roi; mais, en ce moment, je suis dans l'impossibilité d'obéir, car j'ignore absolument ce que ce mémoire est devenu.” - “Monsieur le Président, répliqua le Duc, je sais que ce mémoire a été lu dans l'assemblée de la Noblesse: vous savez, vous, par qui il a été lu, et vous devez aussi savoir ce qu'il est devenu. Je vous réitère donc l'ordre, de la part du Roi et sous peine de désobéissance, de le réclamer à celui des membres de votre Ordre qui l’a lu ou qui en est saisi et ensuite de me le remettre aussitôt.” - “Monsieur le Duc, riposta le comte Desgrées, il m'est impossible d’obéir: je vous répète que j'ignore où est ce mémoire, qui a passé successivement entre les mains de presque tous les membres de l'assemblée”. - Le Duc répartit: “Monsieur le Président, je rendrai compte au roi de votre réponse et ce sera vers lui que vous porterez votre justification”.

 

Alors un des membres de la Noblesse, M. Euzenou de Kersalaün [Jean-François Euzenou, seigneur de Kersalaün, en Leuhan, vicomte de Trévalot, en Scaër, né le 12 septembre 1714, joua un rôle prépondérant dans les luttes du Parlement contre le duc d'Aiguillon; arrêté en 1766 avec la Chalotais il resta exilé jusqu'au 29 juillet 1769, date à laquelle le roi l'autorisa à rentrer en Bretagne. Lors de la réhabilitation de La Chalotais, il vit sa terre de Trévalot, érigée en marquisat en 1775. Doyen du Parlement en 1788, il survécut à la Révolution et ne mourut qu’en 1810, laissant postérité. - note de bas de page], se leva et dit: “Monsieur le Duc, c'est moi qui ai donné lecture à mes collègues du mémoire en question: mais je puis vous affirmer que je ne l'ai [41] plus.” - Le Duc: “Pourquoi, Monsieur, osez-vous ainsi prendre la parole sans y avoir été invité ?” - “Je n'ai pas cru devoir, Monsieur le Duc, me dispenser de répondre à l'ordre que vous avez intimé au nom du Roi à celui qui avait lu le mémoire. Je viens d'avoir l'honneur de vous déclarer que c'était moi qui l'avais lu; et, en cette circonstance, j'aurais regardé mon silence comme criminel.” - “J'ignorais, Monsieur, que ce fut vous le lecteur incriminé: mais, puisque vous m'avez parlé le premier, vous trouverez bon que je vous interroge. Je vous demande donc ce qu'est devenu ce mémoire, et je vous ordonne de me le livrer.” - “Monsieur le Duc, la pièce que j'ai lue n'était qu'une copie, et je ne l'ai plus.” - “Quand cette copie est sortie de vos mains, vous savez à qui vous l'avez remise, et je vous commande de le dire.” - “Je l'ai remise à M. le Doyen de la commission.” - Ce doyen, M. Le Vayer de La Morandaye, se lève et dit: “En effet, Monsieur le Duc, j'ai reçu cette copie.” - “Alors, Monsieur, je vous ordonne de me la remettre” - “Monsieur le Duc, cette copie, ainsi que le mémoire lui-même, a circulé ensuite dans les bancs; j'ignore ce qu'elle est devenue; ce qu'il y a de certain, c'est qu'elle ne m'a pas été retournée” - “Mais enfin, Monsieur, vous devez savoir à qui vous l'avez remise!” - “Non, Monsieur le Duc, je ne m'en souviens pas.” - “M. De La Morandaye, je rendrai compte au Roi de votre refus, et c'est à Sa Majesté que vous devrez répondre... M'adressant maintenant au Président et aux douze commissaires de la Noblesse, je leur intime de nouveau l'ordre de me remettre la minute et toutes les copies du mémoire donc il a été donné lecture. L'autorité que le Roi m'a donnée dans cette province m'impose le devoir d'arrêter tout acte [42] contraire au bon ordre; aussi je vous déclare que, si vous ne remettez pas tout présentement la minute et les copies de ce mémoire et s'il s’en répand quelques exemplaires, je vous en rends personnellement responsable envers Sa Majesté.” Le comte Desgrées répondit: - “Monsieur le Duc, je suis très persuadé qu'il n'est pas dans le cœur du Roi de donner des ordres dont l'exécution soit de toute impossibilité: et dans la circonstance présente il ne m'est pas possible d'obéir, n'ayant pas et n'ayant jamais eu le mémoire en question. En rendant compte au Roi des ordres que vous nous donnez de sa part, je vous prie de lui communiquer aussi la réponse que j'ai l'honneur de vous faire: et Sa Majesté trop juste pour me condamner.” - “Monsieur le Président, riposta le Duc. J'ai rempli tout mon devoir, et vous vous remplirez le vôtre ?” Puis s'adressant aux États, il ajouta: “Messieurs des trois Ordres, vous venez d'apprendre qu'il a été fait lecture dans la chambre de la Noblesse d’un mémoire absolument étranger à vos délibérations, je vous défends, de la part du Roi, d'en entendre la lecture, d’en donner acte et d’en accorder aucun dépôt.” Les commissaires du Roi sortent alors de la salle, après avoir ordonné d'inscrire sur les registre le procès-verbal de cet incident à la suite de celui de la séance; et les États en firent l'enregistrement, mais avec la mention “sans approbation”.

 

À la sortie de la réunion, les membres de l'Ordre de la Noblesse se rendirent avec leur président chez les commissaires du roi, et, ayant été introduit en présence du duc de Fitz-James, le comte Desgrées prit la parole et dit: “Monsieur le Duc, l'Ordre de la Noblesse vient vous remettre, comme vous l'avez commandé de la part de Sa Majesté, cinq copies, dont quatre signées, [43] des représentations que nous désirons mettre sous les yeux du Roi. Je suis chargé de vous prier de les transmettre à Sa Majesté.” Le Duc ayant refusé de le faire, le comte Desgrées reprit: “Les États ayant toujours vingt-quatre heures pour consommer leurs délibérations, les représentations dont il est question ne pouvaient être acquises à l'Ordre qu'à l'expiration de ce délai. Aussi, dans ses copies, il manque beaucoup de signatures; moi-même je n'en ai signé aucune; et Messieurs de la Noblesse ne voulant rien changer à la situation existant lors de l'entrée aux États de messieurs les commissaires du Roi, ont refusé de me laisser mettre ma signature, me demandant de ne le faire qu’en votre présence”. Le Duc ayant déclaré qu'il ne consentait pas à laisser signer le comte Desgrées, celui-ci continua: “Monsieur le Duc, vous m'avez rendu, ainsi que les douze commissaires de la Noblesse, personnellement responsable vis-à-vis de Sa Majesté, au cas de la publicité du mémoire incriminé, l'Ordre de la Noblesse vous prie d'en garder une copie, afin, le cas échéant, de la pouvoir comparer aux copies inexactes que des ennemis de mon Ordre pourraient répandre et que la Noblesse désavoue d'avance, tout en persistant à approuver et à soutenir le mémoire original.” Le Duc promit de conserver une des copies et ajouta “qu'il ne prétendait pas demander à la Noblesse de désavouer aujourd'hui ce qu'elle avait fait la veille; qu'il voyait avec plaisir la démarche faite actuellement par ses membres, et que, si le Roi l’y autorisait, il lui ferait connaître leurs représentations.”

 

Le lendemain, mardi 19 janvier, les États nommèrent les membres de la commission intermédiaire, au nombre de quatre-vingt-dix: dix-huit pour le bureau central et [44] l'évêché de Rennes et neuf pour chacun des bureaux secondaires des huit autres évêchés. L'assemblée se ressentit des émotions de la veille; et, parmi les commissaires élus, il y en eut quatre qui avaient été du nombre des douze signataires du mémoire incriminé; c'étaient le chevalier de Coué, de l'évêché de Vannes, M. Troplong du Rumain, de celui de Tréguier, M. du Vauferrier, de celui de Saint-Malo, et M. Eudo de la Blossais, de celui de Saint-Brieuc. Aussitôt le duc de Fitz-James enjoignit à l'assemblée d'avoir à rayer les noms de ces quatre commissaires; et les États lui répondirent, par l'organe de leurs trois présidents, qu'il fallait pour rapporter un vote une délibération rendue à l'unanimité des trois Ordres, et que la Noblesse refusait de donner son acceptation. Le Duc consentit alors à retirer provisoirement son ordre, en attendant une décision du Roi. Et la session des États fut close le mercredi 20 janvier 1773 à onze heures du soir.

 

Dès le lendemain, les commissaires du Roi signifièrent aux quatre membres inculpés de la commission intermédiaire la défense de siéger; et, par arrêt du 10 mars 1773, il leur fut fait “par le Roi inhibition et défense de s'immiscer dans les fonctions de commissaires tant à Rennes que partout ailleurs et de percevoir aucun des émoluments attachés aux dites places”. Jusques-là les États avaient eu la liberté de nommer à leur gré leurs commissaires, aussi la commission intermédiaire fit les plus vives représentations pour obtenir la levée de cette interdiction et protesta contre la cause de l’arrêt relative aux émoluments, vu que le service de ses membres était absolument gratuit. Mais ce ne fut qu'après les instances réitérées des députés en cour que cette défense fut levée, le 10 septembre 1774, par l’arrêt suivant: “le [45] Roi s’étant fait représenter au Conseil l'arrêt rendu en icelui le 10 mars 1773, lequel, entre [autre, corrigé] autres choses, en approuvant la nomination des commissaires faite par les États de Bretagne par leur délibération du 19 janvier précédent, en a toutefois excepté le chevalier de Coué, commissaire nommé pour l'Ordre de la Noblesse dans l'évêché de Vannes, le sieur Trop long du Rumain, commissaire nommé par l'Ordre de la Noblesse dans l'évêché de Tréguier, le sieur du Vauferrier, commissaire nommé pour l'Ordre de la Noblesse dans l'évêché de Saint-Malo, et le sieur Eudo de la Blossais, maire de Moncontour, commissaire nommé pour l'Ordre du Tiers dans l'évêché de Saint-Brieuc, leur faisant défense de s'immiscer dans leurs fonctions de commissaires tant à Rennes que partout ailleurs et de percevoir aucun des émoluments attachés aux dites places; et Sa Majesté, voulant bien avoir égard aux représentations qui lui ont été faites par les députés des dits États en faveur desdits quatre commissaires, Sa Majesté étant en son Conseil a levé et lève les défenses portées au dit arrêt du 10 mars 1773; permet en conséquence aux dits chevalier de Coué, Troplong du Rumain, du Vauferrier et Eudo de la Blossais de remplir les fonctions de commissaires des dits Etats ainsi qu'ils l’auraient pu faire avant le dit arrêt. Fait au Conseil d'État du Roi, Sa Majesté y étant à Versailles le 10 septembre 1774.”

 

En résumé, grâce à la complaisance du Tiers et d'une partie du clergé, les commissaires du Roi avaient habilement mené leur campagne dans la tenue des États de Bretagne de 1772  et ils pouvaient se féliciter du résultat obtenu. Aussi témoignèrent-ils leur satisfaction à ceux qu'ils avaient trouvés officieux et dociles: [46] douze mille livres de gratification furent partagées entre les membres les plus domestiqués du Tiers: Monsieur de Tréverret reçut, en plus des trante mille livres votées par les États, une somme de trente-six mille livres, et l'intendant demanda pour lui des lettres de noblesse [Les Léon, sieurs de Tréverret, de Kermorvan, etc, bien qu'ils aient paru en Cornouaille aux réformations et montres de 1426,1444 et 1481, s'étaient désistés en 1668, mais ils avaient reçu des lettres d'honneur en 1727. - note de bas de page] et le cordon de Saint-Michel.

 

Peu à peu le pouvoir absolu espérait arriver ainsi à réaliser son rêve de briser l'indépendance des États et de les transformer en simples cours d'enregistrement. Mais, ce faisant, le roi, en amoindrissement la Noblesse, en supprimant les libertés provinciales, en irritant les uns contre les autres les représentants des trois Ordres, détruisait toutes les forces qui pouvaient le protéger, et préparait la Révolution.

 

Durant les trente années qui précédèrent le bouleversement de 1789, écrit le comte de Carné [Histoire des États de Bretagne, par le comte de Carné. - note de bas de page], la vieille terre de Bretagne gronda comme un volcan prêt à s'allumer; ce fut dans la patrie de l'armée catholique et royale, entre le berceau de Charette et celui de Cadoudal, que commença l’explosion qui allait renverser la religion et la royauté….. On a le cœur serré en retrouvant sur les tables mortuaires de Quiberon la plupart des noms inscrits en bas des fières remontrances adressées peu d'années avant dans les États de Saint-Brieuc et de Morlaix à cette royauté française, qui allait périr, en étouffant la Bretagne sous le poids de son adversaire terrassé.”

 

[Chapitre troisième]

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