Les deux partis [Emmanuel Desgrées du Loû - 14/12/1899 - Ouest-Éclair]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 28/11/2023]

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(document c. 1905)

[Ouest-Éclair - 14/12/1899 - page 1 - transcription]

Les deux partis

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Allons! Faisons un effort et donnons, un instant, la parole à notre intelligence et à notre sang-froid!...

Oublions, s’il se peut, M. Waldeck-Rousseau et M. Millerand, et les roitelets prétentieux du Palais-Bourbon, et les vieillards déconsidérés du Sénat, et les ignominies de la Haute-Cour, et tous ces projets de loi liberticides, formules surannées de l’Ancien Régime, par lesquelles nos maîtres d’à présent ont entrepris de ressusciter, à leur profit, l’arbitraire royal du vieil absolutisme! Oublions ces choses! Et laissons ces morts ensevelir leurs morts!...

Que nos pensées montent plus haut! qu'elles regardent autour d'elles, non plus les épisodes secondaires d'une base comédie politique, mais les spectacles essentiels, les vues générales de la société contemporaine, les évolutions d'ensemble des seules armées qui comptent: celles qui luttent pour des idées. Et tâchons enfin de discerner, dans l'immense désordre, les aspirations fortes et violentes, celles qui sont douées d'énergie parce qu'elles sont douées de précision: aspirations fondées sur des doctrines et qui, de siècle en siècle et tant qu'il y aura des hommes, se sont disputé et se disputeront l'empire sur les âmes. 

Dans ces conditions, notre examen sera de courte durée. Très vite, nous saurons à quoi nous en tenir et nous constaterons une fois de plus la vérité profonde, l'éternelle et indiscutable vérité qu'exprimait Proudhon, quand il écrivait qu'au fond de toute question sociale, il y a une question de théologie. 

Une question de théologie, ce qui signifie: une question de conscience intime et personnelle; un idéal qui s'est installé dans la partie la plus retirée, la plus délicate et la plus sensible du corps humain et qui, de là, souvent à notre insu et pour la pratique des actes les plus ordinaires, commande et dirige notre volonté. 

Dans la bataille qui se livre sous nos yeux, à laquelle tous, plus ou moins, nous participons et qui, à certaines heures, nous électrise si complètement et que nous semblons alors ne plus nous posséder nous-même, on s'étonne des susceptibilités et des colères qu’éveillent les discussions religieuses. Mais ces susceptibilités et ces colères attestent précisément que, malgré l’assertion contraire des grands-prêtres de la “Science”, notre âge est un âge de foi et qu’on ne saurait râturer d’un trait de plume une hérédité de quinze siècles de christianisme; elles prouvent l’importance qu’attachent à leur idéal intellectuel et moral les combattants de cette fin de siècle; elles démontrent jusqu’à l’évidence l’illusion d’une neutralité qui couperait les ailes à l’apostolat.

Quoiqu'on fasse, on sera toujours l'apôtre de ses convictions, si l'on est homme. Et c'est pourquoi nous ne sont pas des hommes, mais des chiffons, ceux qui, croyant à quelque chose ou à quelqu'un, n'agissent pas pour communiquer aux autres leurs croyances. Et c'est pourquoi encore l'on devrait contempler sans surprise le déchaînement de ces violences, puisqu’après tout, l’idéal qui les motive détermine sur une foule de points et en politique, notamment, de même qu'en sociologie, la formation des grandes écoles et des grands partis. 

Or, aujourd'hui, comme toujours (arrière la piperie des mots et l'hypocrisie du langage!) les deux conceptions originales, desquelles procèdent toutes les autres, se ramènent à deux idées très simples: l’une matérialiste qui engendre les doctrines négatives, c’est-à-dire révolutionnaires; l'autre spiritualiste qui, d'échelon en échelon, fait monter la raison humaine jusqu'au respect et jusqu'au désir - voyez Brunetière - sinon jusqu'à l'intégrale acceptation de la doctrine catholique. 

Et ainsi s'expliquent les tendances des masses - auxquelles les élites donnent l'impulsion - à se rassembler de plus en plus autour de deux immenses corps d’armée dont l’un se laisse insensiblement conquérir par les doctrines sociales du catholicisme et dont l’autre, malgré ce qui lui reste d’apparences bourgeoises et régulières, est déjà contaminé par l’anarchisme intellectuel et les pernicieuses négations de l’avant-garde révolutionnaire.

Depuis deux ou trois ans, principalement depuis l’explosion de l’affaire Dreyfus, l’agglomération des divers éléments de la vie nationale autour de ces deux conceptions ennemies s’est singulièrement précipitée. Et voilà pourquoi nous voyons, en cet instant, marcher d’accord avec les catholiques des hommes comme M. Jules Lemaître, que l’on s’était habitué à considérer comme un dilettante, tranchons le mot: comme un sceptique; alors que de l’autre côté, nous pouvons contempler donnant la main aux révolutionnaires les plus avérés, des hommes comme M. Waldeck-Rousseau que l’on tenait jusqu’à ces derniers temps pour le plus intraitable adversaire du collectivisme.

Que ce soit influence du milieu, étavisme [sic] ou convictions acquises - et j’estime, pour ma part, que la simple, mais incoërcible logique des idées y suffit - il est certain que des forces irrésistibles poussent avec une énergie croissante à la constitution de ces deux groupements sociaux que je viens de dire. Les groupements intermédiaires sont destinés à disparaître, sinon complètement, du moins en tant qu' influences actives; ils subiront la loi fatale et deviendront, chacun suivant son inclination instinctive, soit les satellites d'un parti national fondé sur la tradition française, qui est une tradition catholique; soit les auxiliaires d'un parti cosmopolite et destructeur dont la Maçonnerie sera l’âme et dont la barbarie socialiste sera l'héritière.

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Et maintenant nous nous tournerons vers les opportunistes sexagénaires et vers les radicaux, leurs cousins, et nous leur dirons: 

Depuis vingt deux ans que la République, après avoir triomphé de la tentative réactionnaire du 16 mai, est définitivement établie en France, vous auriez pu lui donner le caractère d'un véritable gouvernement national. Vous ne l'avez pas fait. Esclaves dociles des Loges, vous avez préféré vous en servir comme d'un instrument de combat contre les croyances du plus grand nombre. Et parce que vous trouviez dans la possession du pouvoir le moyen d’assouvir vos passions et vos appétits, vous en avez systématiquement fermé les portes aux citoyens intègres et désintéressés qui en eûssent fait, sans vous, le promoteur des réformes urgentes, l'organe fidèle de la démocratie laborieuse et l'agent de notre grandeur extérieure. Sous prétexte de péril clérical vous avez institué des dogmes nouveaux, auxquels vous avez donné le nom mensonger de “lois républicaines” et vous avez semé dans les masses des germes de corruption intellectuelle et morale qui ont engendré les doctrines les plus anarchiques et, sous couleur d’on ne sait quelle humanité vague et sans consistance, rendu possible jusqu'à la négation même de l'idée de patrie. En voilà assez! Le temps des équivoques et des escamotages est passé, nous voulons une autre politique et nous vous ferons la guerre, sans trêve ni merci, parce que vous déshonorez la République et que vous êtes en train de perdre la France! 

Et nous dirons aux conservateurs: 

Vous êtes de braves gens. Mais vos rêves de restauration monarchique sont chimère! On ne remonte pas le cours des âges et il n'y avait d'ailleurs qu'une seule monarchie dont on peut comprendre que les partisans se fissent tuer pour elle, c'était celle dont le dernier représentant repose à Goritz, enseveli dans le drapeau blanc des rois légitimes. Depuis la mort du petit-fils de Charles X, vous êtes sans chef et sans confiance. Vos convictions ne sont plus que des souvenirs et votre fidélité n'est plus qu'une attitude. Cela est si vrai que, quand on vous pousse un peu sur le chapitre des d'Orléans, vous désavouez votre prétendant. Eh bien! nous ne vous demandons pas d’adopter le programme politique de la génération nouvelle. Ce serait exiger de votre part un sacrifice trop héroïque et l'héroïsme ne se raisonne pas. Mais puisque vous aimez la France, et que, volontiers, vous affirmez vos sentiments catholiques, cessez de vous draper, à l'égard des jeunes, dans une hostile intransigeance et n’employez pas ce qui vous reste de combativité à contrecarrer les efforts des hommes sincères qui luttent, dans la République, pour la liberté des consciences et le bonheur de la Patrie. 

Enfin nous dirons aux césariens: 

L'autorité n'est pas le despotisme. Or, sous prétexte de rétablir l'autorité, c'est au despotisme qu’aboutissent tous vos calculs, c'est dans le despotisme que se résument tous vos espoirs. Ecoutez-donc ce que disait Lacordaire quelques semaines avant le 2 Décembre. C'était alors le début du règne; le coup de force avait réussi, l'engouement des hommes d'ordre et du clergé était universel... On ne prévoyait pas Sedan: 

“Si la France s'y habitue, écrivait l'illustre dominicain, c’en est fait: nous courons au Bas-Empire? La violation par la force militaire de la constitution d'un pays est toujours une grande calamité publique, qui prépare de nouveaux coups de fortune et l'avilissement progressif de l'ordre civil... Rien ne contrebalance la violation de l'ordre moral sur une grande échelle. Le succès même fait partie du fléau: il enfante des imitateurs qui ne se découragent plus. Le scepticisme politique envahit les âmes et elles sont toujours prêtes à livrer le monde au premier parvenu qui leur promettra de l'or et du repos.” 

Voilà de fières paroles et que j'aime à rapporter ici car elles expriment plus éloquemment que je ne saurais le faire les sentiments que nous éprouvons nous même. 

Et si l'on nous demande alors ce que nous sommes, ce que nous voulons et comment nous croyons que l'on peut affranchir la Patrie du joug déprimant des politiciens et des influences dissolvantes du cosmopolitisme, nous répondrons: 

Nous sommes des Français, nouveaux venus pour la plupart dans les luttes publiques; nous ignorons les ressentiments et les rancunes du passé et nous voulons réaliser pour nous et pour nos enfants la République nationale dont on ne nous montre présentement qu'une odieuse et ridicule contrefaçon. Nous avons l'indéracinable conviction que de cette République, nous fêterons un jour l'avènement joyeux si tous les patriotes, oubliant leurs vieilles querelles, comprennent enfin la nécessité de l'Union. Mais cette union elle-même ne sera possible que par l'action; et ce serait décourager l'action que de lui donner pour objet la restauration d'une monarchie dont le peuple ne veut plus, comme ce serait la tuer dans son principe que d'attendre d'un “sauveur” une transformation politique et sociale qui, en nous déchargeant de nos devoirs civiques, nous dépouillerait, par voie de conséquence logique, de nos droits et de nos libertés. 

Aussi, notre programme peut-il se résumer en deux mots: 

Au service du pays, dans la République et par la liberté, que chacun de nous travaille à l' œuvre commune; que chacun y apporte son dévouement, son entrain et son énergie et le parti de la Maçonnerie internationale et du matérialisme révolutionnaire sera bientôt vaincu par les forces convergentes de toute la Patrie française. 

Emmanuel Desgrées du Loû.

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