Un désabusé [Emmanuel Desgrées du Loû - 19/10/1905 - Ouest-Éclair]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 31/12/2020]

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Léon Mirman (1865-1941)

[Ouest-Éclair - 19 octobre 1905 - retranscription]

Un désabusé

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M. Mirman, ancien élève de l’Ecole normale supérieure, agrégé des sciences et député socialiste de Reims, vient d’être nommé directeur de l’Assistance et de l’Hygiène publiques. Il y a douze ans qu’il siégeait au Parlement, et voici comment il expose à ses électeurs les raisons qui l’ont déterminé à abandonner son mandat:

Depuis longtemps, leur dit-il, je suis à la Chambre tout dépaysé; - incapable de porter un suffisant intérêt aux questions qui surexcitent le plus l’opinion, n’ayant de goût que pour celles qui ne soulèvent point les polémiques de presse et les passions politiques; - trop indifférent aux multiples problèmes ou incidents qui divisent les partis, passionné seulement pour les questions pratiques de solidarité sociale qui ne sont point celles autour desquelles se livrent aujourd’hui les batailles électorales.

Vivant dans cet isolement intellectuel au milieu même du tourbillon parlementaire, j’en suis venu insensiblement à me persuader qu’il y avait plus de différences essentielles entre les hommes qu’entre les programmes, entre les consciences naturelles et qu’entre les groupements politiques. Et sans doute je dois me tromper car l’action politique est une des forces motrices indispensables à une démocratie. Mais quand on est devenu accessible à ce sentiment et qu’on est dominé par lui, il ne reste qu’un parti à prendre: se retirer des luttes politiques, et en dehors du Parlement, sur un autre terrain plus abrité, continuer à coopérer de toutes ses forces à l’œuvre sociale de la République.

Contrairement à l’opinion de quelques-uns de nos confrères qui rééditent à propos de la décision de M. Mirman, les railleries dont on a coutume de couvrir les hommes politiques qui se retirent de la lutte des partis pour aller s’asseoir dans un fauteuil administratif, confortablement rembourré, nous croyons que le député de Reims est sincère. Nous le croyons parce que les explications qu’il donne de sa retraite, sont conformes en tous points, à l’attitude qui, pendant douze ans, le distingua à la Chambre de l’ensemble de ses collègues.

M. Mirman est un homme très intelligent et qui, dans plusieurs des discours d’ailleurs assez rares qu’il a prononcés à la tribune du Palais-Bourbon, s’est révélé orateur de premier ordre. Avec cela, nous n’avons pas souvenance qu’il ait jamais commis l’une quelconque de ces petites vilenies, qui sont la monnaie courante du commerce parlementaire. Certes, il n’était pas des nôtres, et trop souvent, nous avons vu son nom figurer dans le relevé d’un scrutin à côté des noms des adversaires les plus acharnés de la liberté religieuse. Mais ces défaillances d’un esprit qui, dans d’autres circonstances, sut se montrer libéral et indépendant, étaient visiblement le résultat de l’embrigadement. Quand un nouveau député arrive au Palais-Bourbon, on peut dire, qu’à moins d’être d’une trempe morale exceptionnelle, il est condamné à l’abdication à peu près complète de sa personnalité. Dans le cimetière où s’agitent ces pantins que M. de Voguë a si bien nommés les “morts qui parlent”, il semble qu’il n’y ait pas de place pour les vivants, je veux dire pour ceux qui ont le sens des réalités actuelles et la clairvoyance de l’avenir. Tout de suite, ils deviennent les victimes de l’équivoque, de l’artifice et du simulacre; tout de suite, ils sont classés dans un groupe, non pas en raison de leur mentalité individuelle, mais en raison des étiquettes et des formules qui, depuis plus de vingt ans, n’ont pas cessé d’emprisonner et de fausser l’évolution naturelle des partis. C’est ce que M. Mirman laisse clairement entendre dans la lettre que nous venons de citer, quand il se plaint d’un état de choses fondé sur la méconnaissance des “différences essentielles”, lesquelles, dit-il avec beaucoup de sens, sont plutôt “entre les hommes qu’entre les programmes, entre les consciences naturelles et qu’entre les groupements politiques”. Socialiste, le député de Reims a du subir la discipline de son parti; sous peine de se voir traiter de clérical et de réactionnaire, malgré la hardiesse de ses doctrines économiques, il lui a fallu donner l’appui de son vote à certaines entreprises qui répugnaient à sa droiture et à sa générosité. Comme tant d’autres hommes de bonne foi et d’intention loyale qui rêvaient en entrant dans la politique, de collaborer en dehors de tout parti pris, à une œuvre positive et pratique de progrès social et démocratique, il a été le jouet des passions, des haines, des appétits qui se disputent la domination et la jouissance de la République. Aujourd’hui, en effet, un subterfuge monstrueux pèse sur les conscience et désoriente toute la vie publique: c’est la question religieuse, question qui ne devrait même pas se poser en régime républicain, puisque la République ne se conçoit pas sans la liberté, et que la liberté sincèrement reconnue en matière de religion, fait disparaître toutes les causes de heurt et d’irritation. Que la question religieuse soit résolue, et immédiatement le classement des partis va s’opérer sur d’autres bases. Et, par exemple des socialistes-réformistes comme MM. Mirman et Millerand seront tout prêts de s’entendre avec des démocrates chrétiens comme M. l’abbé Lemire, pendant que de vieux républicains anticléricaux s’en iront rejoindre de vieux libéraux conservateurs. Et, nous rentrerons ainsi dans la vérité politique et parlementaire, et l’on pourra s’occuper enfin, avec quelque chance d’y réussir, à faire la démocratie en France.

Mais , comme le remarque M. Mirman, ce n’est pas autour de ces projets et de ces espérances de réforme sociale que se livrent aujourd’hui les batailles électorales. Nous ne sommes pas encore débarrassés du virus anticlérical. Cette maladie sert trop bien les intérêts de la ploutocratie en immobilisant les énergies justicières de la nation, et elle simplifie trop évidemment la tâche des politiciens égoïstes et vulgaires dont se composent les neuf dixièmes du troupeau parlementaire, pour que les médecins malhonnêtes, dont c’était le devoir de la guérir, ne la fassent plus durer, au contraire, le plus longtemps possible. Et sans doute, à quelques symptômes, on peut escompter dès à présent le jour où la perfidie de leur science n’obtiendra plus de la crédulité des masses, la même confiance. Mais nous n’y sommes pas encore et l’on s’explique jusqu’à un certain point , que M. Mirman n’ait pas eu la patience de l’attendre au Palais-Bourbon. Il l’attendra plus commodément dans le poste agréable où le gouvernement vient de l’installer. Ce désabusé est un homme heureux…

Emmanuel Desgrées du Loû

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