Le secret diplomatique [Emmanuel Desgrées du Loû - 14/10/1905 - Ouest-Éclair - "En passant"]

Publié le par Emmanuel Desgrées du Loû (1867-1933)

[publié le 04/12/2020]

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[Ouest-Eclair - 14 octobre 1905 - retranscription]

En passant

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Le secret diplomatique

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S’il était démontré que la presse d’extrême-gauche et certains journaux nationalistes sont dans le vrai quand ils attribuent à M.Delcassé la paternité des articles publiés dans le “Matin” sur les circonstances qui ont précédé, accompagné et suivi la démission de notre ancien ministre des affaires étrangères, celui-ci se serait rendu d’une très grave indiscrétion. Mais rien ne prouve qu’on ait, d’ores et déjà, le droit de la lui reprocher. Et ce n’est pas seulement le démenti qu’il vient d’adresser au “Figaro” qui nous autorise à parler ainsi; c’est, en outre, le témoignage de M. Jaurès qui déclarait hier, dans l’”Humanité”, avoir appris “au moment de la crise - nous citons textuellement ses paroles - de source française, directe et sûre, tout ce que M. Delcassé a dit, au conseil des ministres, de l’intervention offerte par l’Angleterre”.

Aussi bien, ce secret diplomatique qu’on accuse M. Delcassé d’avoir révélé et pour la divulgation duquel quelques emballés demandent qu’on le poursuive devant la Haute-Cour, était le secret de Polichinelle. “Il appartenait un peu à tout le monde, observe ce matin le “Journal des Débats”, et il n’est probablement pas un seul journal qui n’ait pu l’accommoder à l’usage de ses lecteurs, en mêlant, bien entendu, le vrai et le faux dans des proportions difficiles à discerner”. Et notre confrère ajoute avec beaucoup de sens: “Si un seul a fait ce récit sensationnel, c’est que les autres ont cru plus opportun, plus prudent, plus patriotique, de s’en abstenir. Ce récit, en effet, pouvait mettre dans l’embarras quelques gouvernements étrangers qui nous ont témoigné de la sympathie, et ce n’est pas à l’heure même où, après avoir réglé heureusement nos premières difficultés avec l’Allemagne, nous nous apprêtons à régler les autres, qu’il convenait d’exprimer à titre rétrospectif les craintes que nous avons pu avoir d’un dénouement moins amical”.

Je ne sais pas si le “Journal des Débats” ne se laisse pas aller à un optimisme excessif quand il avance que nos premières difficultés avec l’Allemagne ont été “heureusement réglées” par l’accord du 28 septembre; mais ce qui est certain, c’est qu’il a tout à fait raison de blâmer le “Matin” pour sa maladresse et son manque de tact.

Toutefois, dans cette affaire, ce n’est pas le “Matin” qui est le plus coupable. Pour qu’il ait pu raconter ainsi ce qu’il aurait dû taire et pour que d‘autres aient été informés comme lui de choses qui paraissaient devoir rester le secret du gouvernement et des chancelleries intéressées, il a fallu que nos hommes d’État bavardent… “Nos hommes d’État”: c’est un bien grand mot quand il s’agit de nos ministres et si je viens de l’écrire, croyez bien que je ne l’ai fait que pour vous prier de constater combien il serait hyperbolique, après tout ce qui s’est passé, de les qualifier de la sorte.

M. Ranc disait hier: “Qui a parlé? Qui a raconté avec une pareille précision, avec un tel luxe de détails ce qui se serait passé dans le conseil des ministres du 6 juin?... Si ce n’est pas M. Delcassé, ce serait donc M. Rouvier?... On nous permettra de rire un peu”.

M. Ranc peut rire à son aise, mais sa gaîté, feinte ou sincère, ne parviendra pas à nous faire oublier qu’autour de la table du conseil des ministres, il y avait, en plus de MM. Rouvier et Delcassé, plusieurs personnes sur la discrétion desquels il n’est pas défendu de nourrir des soupçons. Les parvenus de la politique sont généralement, comme tous les autres parvenus, infatués d’eux-mêmes; et pour certains glorieux, comme il s’en trouve malheureusement parmi nos ministres, la démangeaison de parler s’explique suffisamment par l’irrésistible envie de se donner de l’importance. Après cela, il ne faut pas s’étonner qu’il soit devenu si difficile de mettre à l’abri les secrets de l’État. Mais dans ces conditions, l’on voit aussi qu’il est presque impossible pour un gouvernement de faire de bonne et féconde besogne en matière de politique extérieure. Et comme le remarquait finement, hier, un journal anglais, c’est peut-être pour cela que nos ministres des affaires étrangères, pensant corriger un excès par l’autre, ont fini par se méfier tout à fait de leurs collègues et par ne plus oser leur rien dire des graves intérêts dont ils ont la charge. - E.D.L.

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