Mémoire pour le Comte Desgrée [I/VII : Couverture - Introduction]

Publié le par Louis Gohier (1746-1830)

[publié le 07/09/18]

[Sommaire:

Couverture - Introduction.

Première partie: Conduite du Comte Desgrée.

                          Les États de 1766 à 1772

                          Député en Cour et États de 1774 et 1776

Seconde partie: Délibération du 5 Mars 1769.

Troisième partie: Discussion des Pièces.

Recueil de Pièces.

Consultation.]

 

[couverture]

MEMOIRE

POUR

Le Comte DESGREE.


 

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Je ne veux point me peindre avec trop d’avantage;

Mais, si quelque vertu m’est tombée en partage;

je crois sur-tout avoir fait éclater,

La haine des forfaits qu’on ose m’imputer.

RACINE

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A NANTES,

Chez AUGUSTIN-JEAN MALASSIS, Imprimeur de la Ville

& Police, rue & Hôtel de Briord

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M. DCC. LXXIX


 

[Retranscription]

[1]

MEMOIRE

Pour Messire JACQUES-BERTRAND-COLOMBAN, Comte DESGREE, Chef de Nom & d’Armes, Chevalier, Seigneur du Lou & de Lesné, ancien Président de l’Ordre de la Noblesse de Bretagne.


 

Dans tous les temps, la vertu a excité l’envie, & l’innocence a été calomniée; mais aussi dans tous les temps la Justice s’est armée pour la défense de l’homme vertueux; en invoquant les loix, il a le droit d’être vengé par elles. Le Comte Desgrée offrirait-il seul à la nation étonnée le spectacle affligeant d'un Citoyen, devenu l'objet de la diffamation, & privé de la faculté de poursuivre son Calomniateur ?

[2] Par quelle étrange fatalité mériterait-il une exception si humiliante ? Issu d’une ancienne Maison de Bretagne, honoré des plus belles alliances, comblé, dans son pays, des distinctions les plus flatteuses, placé deux fois, par le vœu de ses concitoyens, à la tête de la Noblesse, pour la présider aux Etats, député en Cour pour les affaires les plus importantes de la Province, pourrait-il être impunément outragé ?

Les Faits qui ont donné lieu à sa plainte, doivent effrayer tout Citoyen, doivent révolter toute âme honnête. On connaissait son zèle pour le bien public, on a tenté de le rendre suspect; on savait le prix qu'il attachait à l'estime de ses concitoyens, on a voulu la lui enlever; on l'a accusé d'avoir reçu une somme de 1500 liv. pour faire passer une Délibération contraire aux intérêts de la Province. Vingt ans de travaux et de services, n’ont pu le garantir d'une imputation si avilissante.

Rien ne prouve mieux avec quelle facilité se répandent le[s] calomnies les plus absurdes, que le progrès de celle dont le Comte Desgrée poursuit la vengeance. C'est après l'avoir représenté en Cour comme un Chef de parti, toujours opposé aux vues du Gouvernement, qu'on a débité en province qu’il s'était vendu à la Cour. Ce qui est à peine croyable, on a hasardé deux inculpations contradictoires qui se détruisent l'une par l'autre.

En accusant ainsi le Comte Desgrée d'être, en même temps, opposé et vendu au gouvernement, on a voulu le mettre dans l'impossibilité de se défendre, sans se compromettre. On a dit: en se justifiant devant les Ministres, il lui échappera quelques expressions qui pourront faire douter de son patriotisme; & en se défendant, aux yeux de ses concitoyens [3], il blessera le Gouvernement. Ainsi, quelque marche qu’il tienne, il se perdra nécessairement lui-même.

Vous êtes trompés, calomniateurs insidieux; vous avez méconnu & les vues sages du Gouvernement, & les sentiments de la Province. Citoyen zélé, sujet fidèle, le Comte Desgrée se défendra, sans déplaire, ni à ses concitoyens, ni aux Ministres. Son langage sera digne d’eux & de lui. Dans tous les temps, inviolablement attaché aux intérêts, essentiellement unis, du Prince et de la nation, il peut, sans inquiétude, rendre compte de sa conduite, & manifester ses sentiments.

Dès 1776 l'orage commençait à se former, on saisissait les moindres occasions de lui aliéner les esprits: un bruit s’était répandu que M. l’Evêque de Rennes faisait des démarches pour procurer la Présidence du Tiers à M. de Treveret; on supposa le Comte Desgrée l'auteur de ces propos; ce fut un prétexte de l'inculper.

M. le Maréchal de Duras s'empressa de lui marquer alors le vif intérêt qu'il prenait à cette affaire. Après l’avoir prévenu des discours qu'on lui attribuait, il l’avertit qu'on le soupçonnait de n'avoir pas favorisé les demandes du Roi, & lui conseilla d'adopter une conduite toute opposée.

À cet avis M. Le Maréchal ajoute une leçon de politique. Je crois, dit-il, qu'il est important de vous concilier l'amitié de ceux qui peuvent influer sur le succès des affaires. La considération dont vous devez jouir en Bretagne, fait que l'on aura plus les yeux sur vous. [Voyez le recueil des Pièces, n°. 4 - note de bas de page]

La manière dont le Comte Desgrée répondit à ces officieux[4] conseils, ne dut flatter ni M. de Duras, ni la personne que le maréchal désirait servir. Il n’adopta point, aux États de 1776, une conduite opposée à celle qu'il avait suivie jusqu'alors. Il dédaigna les moyens de se concilier l'amitié de ceux qui pouvaient influer sur le succès des affaires. Uniquement jaloux de l'estime des vrais citoyens, il continua de ne connaître d'autre règle, que son devoir, & d'autres intérêt, que ceux de la Province.

Un choix important pour la sûreté de nos finances, occupa les États de 1776. La démission de M. de la Lande Magon laissait vacante la place de Trésorier. Cette place exigeait sur-tout une conduite éprouvée, & capable d'inspirer la confiance publique. Plusieurs concurrents se présentèrent, entr’autres, M. de la Balüe et M. Beaugeard. C'est un malheur pour le Comte Desgrée de n'avoir pu seconder les vues de ceux qui désiraient l'établissement de M. de la Balüe, en Bretagne; d'avoir sollicité en faveur de M. Beaugeard, qui fut nommé à l'unanimité des trois Ordres. Les protecteurs de M. de la Balüe, virent avec une extrême douleur, un événement qui dérangeait leurs projets & trompait leurs espérances; mais, quel que soit leur ressentiment, quelque cruelles qu'en soient les suites, le Comte Desgrée ne se repent pas de ces démarches. Eh la Province a-t-elle à regretter d'avoir accordé la préférence à M. Beaugeard ?

 

L'élection du Trésorier acheva d'aigrir des ennemis puissants, dont l'orgueil impérieux souffrait impatiemment que leur intérêt particulier ne prévalût pas sur celui de la Province. On ne négligea rien pour donner des impressions défavorables contre ceux qui avaient eu part à cette élection. Si les demandes du roi éprouvèrent quelques discussions[5], ces discussions sages & nécessaires furent exagérées, & l’on présenta, comme des sujets dangereux, les meilleurs citoyens; on publia que le Comte Desgrée était à la tête d’un parti qui faisait tout, qui disposait de tout. [Voyez la note de M. Taboureau, & les Lettres du Comte Desgrée, N°. I, 2 & 3. - note de bas de page]

Après l'avoir ainsi calomnié devant les Ministres, après leur avoir fait envisager son attachement aux droits de la Province, comme une opposition factieuse aux intérêts du Gouvernement, on le calomnia plus cruellement dans la Province même, en l'accusant de l'avoir trahie par une condescendance servile & mercenaire aux volontés d'un corrupteur puissant. On inventa une fable atroce, également étonnante & dans son origine & dans ses progrès.

C'est aux États de 1768 que le Comte Desgrée avait réuni, de la manière la plus honorable, les suffrages de ses concitoyens; qu’il avait été unanimement choisi pour présider son Ordre, par intérim: on a voulu que cette première époque de sa gloire devint celle de son déshonneur et de sa honte.

Neuf ans s'étaient écoulés, & sa conduite, loin de fournir aucun sujet d'inculpation, ne recevait que des éloges. Tout-à-coup une voix s'élève, elle éclate dans la Capitale, et retentit dans toute la Province. “Le Comte Desgrée n'a que l'apparence du zèle et de l'amour de la patrie: il y a neuf ans qu'il a sacrifié les droits de son pays pour un vil intérêt... Il a reçu quinze cents francs aux États de 1768, pour faire passer une délibération désavantageuse à la Province, celle du 5 mars 1769.”

Il était difficile d'abuser la plus saine partie du Public. Le Comte Desgrée en était connu, et non pas comme un lâche, [6] comme un homme capable de trahir les intérêts de sa patrie, de les vendre pour quinze cents francs. Mais les difficultés irritent la calomnie, & ne déconcertent pas ses projets. Pour donner plus de poids à la diffamation, pour mieux l’accréditer, son auteur ne rougit point de la partager. Oui, continue-t-il, le Comte Desgrée a reçu, aux États de 1768, quinze cents francs pour trahir la Province; c'est moi qui les lui ai remis. Ainsi, pour le déshonorer, on a point craint de se déshonorer soi-même, en se chargeant du rôle de corrupteur.

Et ce n'est pas une seule fois, ce n'est pas à Rennes seulement que ces discours ont été tenus. En parcourant la province, le calomniateur les a fait circuler avec lui; on peut dire qu'il ne marchait qu'en semant le déshonneur sur ses pas.

Tel est le précis des traits diffamatoires, dont le Comte Desgrée s’est plaint, & dont il n'a pas encore obtenu la permission d'informer.


 

Retenu dans ses terres par sa mauvaise santé, au moment où la calomnie éclata, il crut devoir écrire à M. le Maréchal de Duras sur les bruits qui se répandaient. On ne dira pas qu'il s'exprime avec cette réserve & ces ménagements qui décèlent, dans un coupable, le sentiment de la honte, et la crainte de se compromettre. Sa lettre est celle d'un Gentilhomme injustement offensé, qui croit écrire à un Duc & Pair, digne d'être juge de l'honneur. [Voyez cette lettre, n°. 5. - note de bas de page]

Quelle fut sa surprise, lorsqu'il reçu la réponse à cette lettre pressante; lorsqu'il vit qu'un Maréchal de France, [7] au lieu de se défendre d'être l'auteur de la calomnie, au lieu d'avoir le courage de la rétracter, marquait, en la palliant même, l'intention de la confirmer. Heureusement, il n'est point de dignités qui mettent à couvert des poursuites judiciaires; & tout citoyen offensé peut se présenter devant les Tribunaux, y traduire ses calomniateurs, & les forcer, quel que soit leur rang, à reconnaître son innocence.

Mais l’instant pour agir n'était pas arrivé. Accusé d'avoir surpris la confiance de la Nation assemblée; d'en avoir trahi les intérêts, en lui faisant adopter une délibération qui compromettait ses droits; c'était à la Nation assemblée qu'il devait d'abord se présenter. Il crut ne pouvoir s'adresser à la Justice qu'après avoir prévenu son Ordre, après lui avoir rendu compte de sa conduite. Il résolut donc d'attendre l'ouverture des États de 1778, persuadé que la vérité, en tardant à se faire connaître, n'en serait pas moins assuré de son triomphe.

Cette tranquille assurance, que le crime ne connut jamais, cette sécurité, qui caractérise une âme sans reproche, fut bientôt elle-même calomniée. On s'empressa de publier que le Comte Desgrée se tenait caché dans ses terres, comme un homme jugé à son propre Tribunal; on eut même l'imprudence d'écrire qu’il n'oserait paraître dans l'Assemblée nationale.

Le Comte Desgrée, qui différait à regret ses poursuites, attendait avec impatience l'ouverture des États. Elle était fixée au mois de Septembre; mais une indisposition de M. l’Évêque de Rennes la fit remettre au 26 du mois d'Octobre, & la calomnie continua de s'étendre & de s’accréditer.

[8] Les États ouvrent enfin; le Comte Desgrée y paraît, s'adresse à son Ordre, et demande à être entendu. Sa défense est simple, elle est celle de l'innocence. “Citoyens; dit-il, après avoir exposé les faits, & donné lecture des lettres propres à les éclaircir, “vous voyez quel crime on m’impute; jetez les yeux sur ma conduite, & jugez-moi. J'en atteste l'honneur, l'homme qui s'est de m'avoir donné quinze cents francs, en impose & me calomnie. Je n’attends, pour le poursuivre, que l'instant où les Tribunaux vont s'ouvrir.”

La vérité a des droits sur les âmes honnêtes et franches. On répond au Comte Desgrée par des applaudissements, par des protestations d'estime; on rassure sa délicatesse; on lui déclare que la calomnie n'a point diminué la confiance qu'on avait en lui; et bientôt on lui en donne des preuves, en le nommant à la première Commission.

Sensiblement flatté de la justice qui lui est rendue, le Comte Desgrée oublie un moment qu'il est inculpé; mais les discours de ses ennemis le lui rappellent, il se démet de sa Commission, et déclare à l'Assemblée qu'il ne s'occupera des affaires nationales que lorsqu'il sera vengé.

Le 16 Novembre 1778, le Comte Desgrée mit sa plainte en calomnie devant le Parlement de Bretagne, & demanda des Juges pour informer. Le Parlement ne commit point de Juge, il rendit, le 26 Novembre, l'Arrêt suivant.

La Cour, avant faire droit sur ladite requête, & faisant droit sur les conclusions du Procureur-Général du Roi, ordonne que ledit Degrée déposera au Greffe garde-fac de la Cour, toutes les lettres & pièces, ce concernant, dont il a donné lecture aux États; permet audit Procureur-Général [9] du Roi, d'informer pardevant Me. Huart de la Bourbansais, Conseiller, Doyen de ladite Cour, de la remise, soit réelle, soit supposée des quinze cents livres dont est cas, pour, le tout communiqué audit Procureur-Général du Roi, être, sur ses conclusions, statué ce qui sera vu appartenir, sauf, passé de ce, à être permis au Suppliant, s'il y a lieu, à informer de ses faits, défenses sauves au contraire. Fait au Parlement, à Rennes, ce 26 novembre 1778.” [Cet arrêt ordonne le dépôt des Pièces dont le Comte Desgrée avait donné lecture aux Etats! Si ces pièces doivent servir à sa défense et à la poursuite de sa propre action, ne semblait-il pas naturel de s'en rapporter à lui-même sur le temps et la manière d'en faire usage ? Si elles paraissaient des titres d'accusation contre lui, pouvait-on ordonner à l'accusé de produire des pièces que l'on supposait à sa charge ? Quoi qu'il les eût lues à son Ordre, elles n'étaient pas devenues communes; elles n'avaient pas cessé de lui appartenir. La lecture faite dans l'assemblée des États, serait-elle même un objet d'information ? - Note de bas de page]

Le Comte Desgrée ne peut, ni dissimuler au Public, ni se cacher à lui-même les conséquences d’un Arrêt qui le transforme, d’accusateur en accusé. Mettre en problème la non-remise des quinze cents francs, c’est, en quelque sorte, réaliser une supposition qui lui est injurieuse; c’est du moins donner, de sa personne, des impressions défavorables; c’est annoncer qu’il n’est pas au-dessus du soupçon. Suspendre, d'ailleurs, l'expédition de sa plainte, se laisser au Calomniateur l'espérance d'échapper, par le dépérissement des preuves, aux condamnations qu'il mérite.

L'Arrêt du 26 Novembre est rendue dans les circonstances les plus propres à accroître la douleur du Comte Desgrée. Il se plaint d'avoir été calomnié, & le Ministère public est autorisé à approfondir le fait même dont l'imputation [10] le blesse si cruellement! Il veut poursuivre son calomniateur, & il se voit arrêté par une procédure capable elle-même d’accréditer la calomnie!

Quelque fâcheuse que dût paraître au Comte Desgrée la marche qu'on a suivie, quelque préjudiciables que soient les retardement qu'elle apporte à sa vengeance, il a exécuté l'Arrêt du 26 Novembre; il a déposé au greffe, le 9 Décembre 1778, les lettres donc il avait donné lecture aux États.

Le 7 Janvier suivant, M. Le Procureur-Général lui a fait signifier l'extrait d'un prétendu état de distribution & une lettre du sieur Menard de Conichard. Le Comte Desgrée était bien éloigné de croire que ces pièces illégales pussent tenir lieu d'une information juridique, & il attendait qu'on y procédât. En faisant quelques démarches, il eût craint qu'on ne l‘eût soupçonné de vouloir interrompre, ou précipiter l'instruction d'une affaire dont il n’a jamais redouté l'approfondissement. Mais, après les délais écoulés, sans que M. le Procureur-Général ait fait entendre aucun témoin, on ne peut plus douter que ses recherches ne soit finies, & qu'elles ne se bornent à l'extrait & à la lettre notifiés à sa requête.

Il est nécessaire enfin que le Comte Desgrée rompe un silence déjà mal interprété. Aux terme même de l'Arrêt qui a suspendu ses poursuites, il peut aujourd'hui se présenter à la Justice, & reprendre le cours de son action endormie; mais, en s'adressant à ses Juges, en remettant sous leurs yeux les outrages qu'il a reçus, il ne veut paraître devant leur Tribunal, qu'avec les droits que donne une réputation sans tache.

Ce mémoire a donc pour objet, non seulement de prouver [11] qu’il doit être permis au Comte Desgrée d’informer de la diffamation dont il s’est plaint, mais de démontrer son innocence injustement compromise.

La remontrance de M. le Procureur-Général ayant pu, contre son intention, faire naître des soupçons que ce Magistrat désavoue lui-même, [“Je n'ai garde, dit M. le Procureur-Général, au commencement de sa remontrance, je n'ai garde de donner la moindre confiance à des soupçons injurieux contre un Gentilhomme que, dans des temps difficiles, l'Ordre de la Noblesse de cette Province a choisi pour la présider, & qui, dans des circonstances critiques, s’est conduit avec autant de prudence, de sagesse que de fermeté. - Note de bas de page], il est nécessaire de discuter les motifs qui ont déterminé les conclusions adoptées par l'Arrêt du 26 Novembre; cette discussion préalable importe à la défense du Comte Desgrée.

Plus on rend hommage à la pureté des intentions de M. le Procureur-Général, plus on connaît son attachement aux règles; moins on doit craindre de le blesser, en réclamant les maximes de l'ordre judiciaire. On le supplie de juger lui-même les principes de sa remontrance. N’oser se permettre de les examiner, de les combattre même, ce serait une lâcheté aussi offensante pour les Juges, que funeste pour la partie. Le plus bel éloge qu'on puisse faire des Magistrats, c'est de leur prouver avec une hardiesse respectueuse, qu'on les croit dignes d'entendre la vérité; qu'on ne craindra jamais de parler son langage en leur présence. Malheur à la nation dans laquelle il existerait un Tribunal, devant qui le défenseur d'un citoyen ne pourrait se dire à lui-même: je puis hautement publier tout ce qui est nécessaire, pour arracher l'innocence à la mort, ou au déshonneur, plus à craindre encore: omnia quae dicenda funt libere dicam.

[12] “La calomnie, dit M. le Procureur-Général, est une accusation fausse, qui blesse la réputation & l'honneur de quelqu'un. Dans toute accusation, il faut un corps de délit constaté. Lorsque le citoyen qui se plaint de la calomnie, a déjà fait juger faux le fait qui lui est imputé; alors, muni d'un Jugement qui le déclare innocent, s'il a un calomniateur à poursuivre, il lui suffit d'implorer le secours de la Justice, pour prouver juridiquement que celui dont il se plaint, est l'auteur de la calomnie.”

.  . .  . . .  . . . .  .

Le Comte Desgrée, ajoute M. le Procureur-Général, n’a pas fait juger la fausseté du fait qu’il prétend lui avoir été imputé.” Il en conclud [sic] que les recherches de la Justice doivent se réduire à l’approfondissement de la vérité ou de la fausseté de ce fait; par la raison que, s’il a reçu les quinze cents francs dont est cas, la plainte en calomnie tombe d’elle-même.

Il résulte de ce raisonnement, qu'on est recevable à se plaindre en calomnie, que lorsqu'on a fait juger fausse l'imputation dont on est offensé; principe dangereux, dont les conséquences funestes doivent alarmer tous les citoyens. Ainsi, le plus vertueux des hommes, avant d'obtenir la liberté de poursuivre la calomnie, se verrait obligé d'essuyer l'humiliation d'une procédure criminelle; il serait réduit à faire juger son innocence, toutes les fois qu'il se trouverait un homme assez méchant pour l'inculper. Cette assertion, présentée comme une règle générale, n'est-elle pas plutôt une exception particulière ?

Il y a deux espèces de calomnie; celle dont on se rend coupable dans les Tribunaux, & celle qu’on répand dans le public. La première consiste dans l’accusation d’un crime qu’on dénonce à la Justice, & qu’on impute à l’innocence. [13] C’est alors que l’accusé qui le prétend calomnié par son accusateur, ne peut le poursuivre qu’après une justification authentique, qu’après avoir été renvoyé hors d’accusation. Mais la règle générale est de réputer innocent celui qui n’est, ni dénoncé, ni poursuivi comme coupable. Quand aucune accusation juridique n'est formée contre l'honneur, toute imputation flétrissante est, de droit, présumée calomnieuse.

Or, le Comte Desgrée n’a point été accusé juridiquement; on savait que l’imputation absurde qu’on voulait accréditer, ne pouvait soutenir l’épreuve d’un examen impartial. C’est dans l’intérieur des maisons, c’est dans le tumulte des assemblées, qu’on a semé les bruits qui le flétrissent. Mais lorsqu’il ne s’élève aucune voix pour l’accuser légalement, sera-t-il donc obligé de s’accuser lui-même?

Sur quoi seraient fondés de pareils principes ? sur nos Loix ? mais loin d'accueillir ces inculpations extrajudiciaires, qui supposent, dans leur auteur, autant de méchanceté que de bassesse, ne condamnent-elles pas indistinctement tous ceux qui se permettent des discours outrageants ? Ne leur refusent-elles pas jusqu'au droit d'atténuer leur crime, le droit de prouver la vérité des faits qu'ils ont avancés ?

À quel excès ne se porteraient pas ceux pour qui la réputation des autres est un fardeau, s’ils avaient un moyen si facile de répandre le déshonneur; s’ils avaient l'assurance d'échapper aux poursuites du Citoyen qu’ils outragent ? Que deviendrait l'ordre social, si le méchant avait tant d’avantage sur l'homme vertueux ? si, d'un mot, il pouvait le ranger dans la classe des criminels, que la voix publique accuse, s'il pouvait en compromettre l'existence civile, le placer enfin dans la cruelle alternative, ou de braver une inculpation [14] qui le déshonore, ou d’essuyer l’outrage d’une Procédure dont la fin la plus heureuse ne peut flatter que celui à qui on fait grâce.

Mais dans toute accusation, il faut un corps de délit constaté.”

Les Conclusions du Comte Desgrée ne contredisent point cette maxime. De quoi se plaint-il en effet ? de l'imputation d'avoir reçu une somme de quinze cents francs aux États de 1768, pour faire passer une Délibération; le corps de délit dénoncé à la Justice, consiste donc essentiellement dans cette imputation: en demandant à la prouver, le Comte Desgrée a donc demandé à constater le corps de Délit. Il a donc agi conformément au principe qu'on lui oppose.

Ce serait, au reste, une erreur que de chercher & de vouloir trouver dans tous les crimes un corps de délit subsistant & palpable; la calomnie fait sans doute des blessures profondes & cruelles, mais c’est dans le coeur du citoyen calomnié, que la plaie reste toujours ouverte, ou n’est jamais qu’imparfaitement cicatrisée. Les traits empoisonnés que lance le calomniateur, percent & pénètrent ceux qu’ils atteignent, sans laisser de traces extérieures & sensibles. Si donc il est toujours nécessaire que le délit soit constaté, le moyen de l’établir est essentiellement différent, suivant la nature des crimes; & dans celui qui consiste en des discours calomnieux, il ne peut résulter que d’une Information.

Les principes qu'on vient de discuter, ne sont point, sans doute, ceux qui ont décidé la marche de M. le Procureur Général; un autre motif semble l'avoir déterminée.  

Si le Délit dont le Comte Desgrée se prétend inculpé, eût-il dit dans la Rémontrance, était un Délit purement [15] privé, on attendrait en silence des preuves plus complètes, qui pourraient décider la sagesse de la Cour, & la déterminer à permettre une Information qui concernerait à la fois l’accusateur & l’accusé.

Mais le délit qui est dénoncé par la Requête du Sieur Desgrée, est qualifié de haute trahison, soit envers le Prince, soit envers la Patrie; il intéresse donc essentiellement le Ministère public; & en même temps que je dois suivre une pareille accusation, je fournirai au Suppliant une Partie avec laquelle il pourra contradictoirement poursuivre, & obtenir une satisfaction complète.”

M. le Procureur-Général permettra au Comte Desgrée, de lui représenter que son zèle pour le bien de l’Etat, l’a conduit trop loin, s’il lui a fait voir dans une Plainte en calomnie la dénonciation d’un crime de trahison. En se présentant au Parlement, le Comte Desgrée n’a point dit: je viens vous dénoncer une trahison fait à mon pays; mais on a supposé, pour me déshonorer, que j'avais trahi les intérêts de mon pays, & je demande vengeance de cette inculpation calomnieuse. Ce n'est pas le fait, mais l'imputation du fait qu'il a dénoncé à la justice. On peut dire même qu’en qualifiant cette imputation de calomnie, il exclut absolument toute idée de trahison; loin d’autoriser, par sa plainte, les puis légères présomptions sur l'existence de cette trahison chimérique, il soutient hautement que l'inculpation donc il se plaint, est l'ouvrage de l'imposture & de la méchanceté. M. le Procureur-Général s'est donc mépris, lorsqu'il a dit au Parlement, que le crime dénoncé par la Requête du Comte Desgrée avait été qualifié de haute trahison.

C'est cependant cette méprise qui a jeté le Comte Desgrée [16] dans la position cruelle où il se trouve; méprise d'autant plus étonnante, que tout concourait à l'écarter; tout se réunissait, pour faire écouter favorablement un Gentilhomme qui se plaignait d'une imputation calomnieuse.

On demande qu’il se justifie! il va faire plus, il va prouver qu’il ne devait même pas être soupçonné.

Défenseur naturel de tous les citoyens, le Ministère public n'en peut poursuivre aucun, à moins que l'ordre social n'ait été troublé, & qu'on ne soit connu, ou du moins désigné comme coupable. Ainsi, toute accusation suppose nécessairement la réunion de deux circonstances. Il faut qu'il existe un crime, il faut que l'accusé ait été indiqué par une dénonciation juridique, ou du moins, que sa conduite elle-même le dénonce.

Toute accusation qui n'est pas fondée sur ces principes, est une atteinte portée aux droits du citoyen. Telle est celle dont le Comte Desgrée est l'objet. Elle n'offre aucune des conditions, sans lesquelles une accusation ne peut-être régulière; il n'y a point de dénonciation contre le Comte Desgrée; il n'y a point de matière d'accusation, il n'y a point de crime, il n'y a point de preuve, il ne doit pas même y avoir de soupçons. I°. La conduite du Comte Desgrée ne permet pas qu'on lui impute d'avoir trahi les intérêts de sa patrie. 2°. La délibération sur laquelle on suppose qu'il a influé, n'est pas contraire aux droits de la Province. 3°. Le Comte Desgrée n'a rien reçu.

Pour justifier le Comte Desgrée, il ne faut que faire connaître sa conduite; pour confondre la calomnie, il suffit d'en discuter l'objet et les moyens.

 

[Première partie: Conduite du Comte Desgrée.]

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