Lettre de François à Paul Desgrées du Loû, incluant la copie d'une lettre à Pierre Artur - 15/12/1940

Publié le par François Desgrées du Loû (1909-1985)

 

[Lettre de François à Paul Desgrées du Loû, incluant une lettre à M. Artur]

 

[tapuscrit avec passages manquant,  assimilé à un brouillon de cette même lettre  (ajout juillet 2019)]

 

[1]

Le Loû, 15 décembre 1940

 

Mon vieux Pauliche,

 

J’ai reçu une lettre de M. Artur, qui fort aimablement me proposait un règlement trop favorable de ma situation, et me demandait mes intentions pour l’avenir. J’ai essayé cette fois avec lui ce que je n'avais jamais tenté: une conversation directe, laissant de côté toutes les préventions. C'est ce que réalise ma lettre, qu'il lira, je l'espère, en toute sérénité. En voici le double: je ne la montre qu'à mes proches.

 

Anne et Kiki vont à merveille. On gèle un peu, parfois, mais on est bien couvert. Avez-vous des nouvelles de Gilbert ? Et de Frantz ?

 

Affection de tous, y compris l'oncle Armand. Nous vous embrassons tendrement Odette et toi, et les sept neveux.

 

[2] [les passages barrés et/ ou en italique sont tirés du brouillon, daté du 13 décembre 1940]

Cher Monsieur,

 

Je vous devais

J'ai reçu votre lettre du 2 et vous voudrez bien m'excuser d'avoir un peu tardé à vous répondre.

Je vous remercie sincèrement de ma

 

En ce qui concerne ma situation matérielle, je vous remercie très sincèrement de m'avoir sincèrement de me faire part des propositions qui vous paraissent les plus équitables. Jamais, vous le savez, je n'ai songé que les convenances personnelles dussent primer votre juste souci d'égalité. Il me semble même que n'ayant pris aucune part à la vie du journal depuis juillet, je J'estime même qu'il faut rester strictement dans les limites de la justice. Et tout en comprenant De même que je comprends les raisons morales qui ont déterminé votre aimable proposition, vous comprendrez les raisons de délicatesse qui m'empêchent d'accepter la moitié de mon traitement pour les mois postérieurs à août.

 

Quant à mes intentions pour l'avenir, je me permets de vous en parler permettez-moi de vous en parler en toute simplicité et pardonnez-moi si, cette fois, étant donné la gravité du moment, je m'adresse à vous avec plus de liberté que ne ferait le simple rédacteur s'adressant au chef de directeur. Soyez sûr que je ne me laisse dominer par aucun sentiment d'amertume et que je parle en toute vous écris en toute confiance.

 

La première condition d'un trav

 

Je suis attaché à l'OUEST-ECLAIR par tous mes souvenirs, par tous mes sentiments. J'y vois une œuvre qui a été fondée par des hommes de grande foi et - je cite mon père lui-même - avec “le sentiment intérieur et surnaturel de la coopération que nous devons, en tant que disciples du Christ, à l’œuvre universelle du salut des âmes”. J'ai été élevé dans le souci constant de tout ce qui touchait à cette maison, et si je n'ai pas connu les temps héroïques, qui ont donné à mon père et au vôt ses pénibles débuts, j'ai du moins souffert par elle au collège dès l'enfance, sur les bancs du collège. Enfin j'ai été le témoin, dans tous ses détails de la lutte douloureuse qui a assombri les dernières années vécues par mon père ici-bas. C'est vous dire que je n'ai pas pour le journal les sentiments d'un étranger, et que l'un de mes désirs est d'y retrouver ma place. Mais il est une condition dont l'existence ne dépend pas de moi. Nul travail ne vaut sans communauté de vue, et je veux pouvoir être à l'extérieur, le cas échéant, le défenseur de cette maison comme je l'ai toujours été jusqu'à présent.

 

[3] Or l'occupation allemande étrangère a posé des problèmes que j'espérais voir autrement résolus. Je sais qu'à l'impossible nul n'est tenu, et je me garde de reproche à qui que ce soit la publication de tel ou tel article ??? - encore que certains textes m'aient paru de nature à permettre ma démarche -. Mais l’Ouest-Éclair a un passé une tradition. à tort ou à raison, cette tradition a été reconnue et explicitement maintenue par les actionnaires, non seulement du vivant de mon père et des autres fondateurs, mais encore depuis leur mort. Dans l'évolution qui se poursuit depuis la guerre, ce respect d'une tradition déjà ancienne ne pouvait avoir le sens d’une immobilité, d’une routine conservatrice, d’une superstition politique. Il ne s’agissait donc que de certains principes et de certains sentiments qui demeurent valables gardent leur valeur en tout temps. Je ne suis pas, comme on a paru le croire, de ceux qui méconnaissent les lois de la vie sociale et politique, vie toujours changeante et sujette non seulement à des révolutions. Mais comprendre les événements est une chose, se laisser aller au fil de l'histoire en est une autre, et au-dessus de la politique il y a l'autre loi que nous avons tous appris à respecter les lois de la politique demeurent toujours autour des principales les flottement de la politique ne doivent influencer en aucune manière certains principes supérieurs ne sont pas, du moins je le crois, la suprême loi. Ceux qui ont exercé quelque influence ainsi ont J'en trouve ici l'accord avec tous les hommes et les institutions qui ont exercé une influence sur leur temps Ils ne l'ont été ni pour la monarchie aux jours tragiques de la terreur de 1792 à 1815, ni pour les républicains sous le second Empire, ni pour la France de 1914, ni pour l'Angleterre libérale, ni pour l'Allemagne Hitlérienne.

 

Si nous faut une armature, des principes solides, de deux choses l'une: ou ceux que nous a conservés la tradition du journal son bon, et il ne faut pas même paraître les avoir oubliés. Ou ils sont défectueux, et mauvais, et il faut franchement la question qui se pose alors est si grave qu'elle nécessite un accord nouveau. Dans tous les cas, le silence complet de tout ce qui était proprement OUEST-ECLAIR me semblait être la règle idéale dès qu'il s'agissait des brûlantes questions politiques. Il restait assez de sujets intéressants dans le domaine de la vie économique, des œuvre de guerre et de bienfaisance, de l'Agriculture, etc..., pour occuper nos colonnes et satisfaire le lecteur.

 

Or le lecteur n'est pas satisfait. Il comprend que l'on s'adapte à la situation présente, mais il ne comprend pas que des articles non imposés associent la direction du journal à des responsabilités qui ne devraient pas lui incomber. Il s'étonne d'entendre dans le concert de la presse des voix qui ne devraient pas y prendre part. Et l’étonnement devient stupeur quand les propos tenus à l'heure présente par les journalistes lui paraissent incompatibles avec un passé récent et avec des amitiés toujours vivantes. Vous n'ignorez pas que Le public se méfie déjà de la presse: il est à craindre que les hommes les plus intelligents et les mieux intentionnés, pour avoir voulu se faire entendre à l'heure présente, perdent toute autorité dans un avenir plus ou moins éloigné: le fait que leur évolution correspond aux intentions du plus fort alimentera la malveillance de leurs ennemis et consolider la méfiance des indifférents.

 

Tout cela, j'en conviens, n'est pas de la politique. Je n'aborde pas le fond de la question: je vous explique seulement pourquoi je regrette profondément - et je ne suis pas le seul ! - que des paroles engageant la responsabilité du journal aient puis susciter des indignations, troubler des amitiés et décevoir des espérances. C'est malheureusement un fait, que j'ai pu constater dans les milieux les plus divers, et cette opinion m'a été exprimée avec beaucoup de nuances courtoisie par des relations de famille ???, par des membres du clergé, par des commerçants, avec plus de brutalité par des ouvriers et paysans de toutes tendances.

 

Alors je me rappelle le temps encore tout proche où je faisais figure, à l’Ouest-Éclair, de réactionnaire endurci, parce que je m'indignais des attitudes de l'Aube, de demi-fasciste, de moraliste à la Bethléem, de censeur à courtes vues - parce que j'émettais des doutes sur les vertus de la S.D.N. et sur les [4] mérites du personnel gouvernemental, de moraliste buté parce que je souffrais de l’indulgence témoignée par tant d’amis à ceux qui ont affaibli notre pays et tenté de corrompre notre peuple. Et je me dis: Dieu soit loué si l'ère des facilités est passée. Mais ne piétinons personne, restons les uns et les autres, logiques avec nous-mêmes, et puissent nos collaborateurs ne pas tomber d'un excès dans l'autre. le meilleur moyen de nous-mêmes: nous aurons la confiance des vaincus, avec l'estime du vainqueur.

 

Si donc l'OUEST-ECLAIR, en dehors des publications obligatoires, se cantonnait dans une sorte d'apostolat sociale, cherchant à guérir des blessures, à secourir des infortunes, à mettre en valeur les sources de la richesse nationale et particulièrement l'Agriculture, à restaurer la morale et le respect de la Famille, tout cela sans dire un mot de ce qui peut diviser les Français, je serais heureux de m’y retrouver. Mais je n'ignore pas que d'au Mais je crains que cet espoir ne soit qu'un rêve. Dans ce cas, sans acrimonie à l'égard de ceux dont l’avis est contraire au mien, je resterais où je suis.

 

Vous voyez, cher Monsieur, que je suis loin et je réfléchis sans passion m'est la passion est toute passion est étrangère à mon attitude. J'estime aussi que ??? J'ai essayé de voir les choses objectivement, en-dehors de toutes considérations d'ordre de sentiments laissant les sentiments de côté ce que pouvait tenir où pouvaient me dicter des préférences et je désire que de votre côté vous compreniez mes pensées sans tenir compte de ma personne. Peut-être ne me serais-je pas même décidé à vous exprimer cette pensée si je n'avais constaté qu'elle est celle de beaucoup de gens plus qualifié que moi d'autres Et je vous ai exprimé ma pensée dans cette lettre dont vous voudrez bien

 

Excusez-moi, cher Monsieur, de la longueur de cette lettre, dont mon cousin des Cognets, si vous le voulez bien, pourra prendre connaissance. Il connaît, comme vous et nous, le passé de notre journal, et il saura Il comprendra mes sentiments même s'il ne les partage pas, et j'en puis dire autant de vous-même. Dites-lui mon affection dans le souvenir d'un cher passé et l'espoir d'un bon avenir, et veuillez agréer, cher Monsieur, l'expression de mes cordiaux sentiments.

 

Signé: F. D. L.

 

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