Démocratie et problème scolaire - Est-ce une querelle? [II/III]

Publié le par François Desgrées du Loû (1909-1985)

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[publié le 03/02/2018]


III - Les solutions fausses

Beaucoup ont vu la difficulté, et se rendent compte de l'impossibilité de négliger le problème. Nous devons malheureusement constater que dans leur souci légitime d'apaisement, quelques-uns ont confondu la réconciliation avec le compromis et prétendu mettre fin aux soucis matériels de l'Enseignement libre en l'absorbant, tout de suite ou à terme, dans l'Enseignement public.

De là une floraison printanière et estivale de “solutions” prétendues définitives, les unes étonnantes [* Ainsi la proposition tendant à instaurer l'unicité de l'école dans les petites communes, moyen assuré de créer deux classes de citoyens selon leur domicile et d'instaurer la guerre civile pour supprimer la concurrence… - note de bas de page], les autres d'aimable apparence, mais qui avaient toutes un trait commun: rechercher dans des habilités juridiques ou administratives les éléments de la paix scolaire. Lorsqu'on ignore la raison profonde du débat, lorsqu'on écarte certains principes pour plus [10] de commodité, lorsqu'on fait de la question scolaire un sujet de marchandage entre l'Église et l'État, lorsqu'on oublie qu'il s'agit non seulement de l'enseignement libre, mais de la liberté d'enseignement, on peut échafauder des constructions idéales, mais on prépare à coup sûr pour demain les dissensions et les révoltes qu'on voudrait prévenir.

Tout le monde s'y est mis: des comités et des hommes politiques, des professeurs et des ecclésiastiques, des journalistes et des syndicalistes. Ni la bonne volonté ni le talent, du moins dans bien des cas, n’y ont manqué. Nous croyons que c'est inopérant parce qu'on a négligé dans l'affaire tantôt la pensée de l’Église que l'on voulait rassurer, tantôt l'intérêt bien compris de l'État, toujours le droit des Familles et l'aspect démocratique du problème.


ERREUR SUR LA PENSEE DE L’EGLISE

C'est inattendu, mais c'est ainsi: ceux qui accusent les défenseurs de la liberté scolaire de se prêter à une “offensive cléricale” en appellent volontiers à l’Église pour écarter comme des intrus les parents, premiers intéressés.

Il devrait suffire de se reporter aux documents autorisés, dont le nombre et l’insistance sont éloquents.

Si nous croyons de voir aborder ce sujet, ce n'est pas pour proposer aux non-catholiques un argument d'autorité, mais pour préciser sans équivoque et une fois pour toute une donnée fondamentale du problème.

Il est en effet trop clair que l'école privée étant, dans la plupart des cas, l'école chrétienne, les défenseurs de la liberté scolaire apparaîtraient comme les soldats d'arrière-garde d'une cause perdue si l’Église elle-même se désintéressait de leur combat.

Or on s'est évertué, dans des réunions, dans des colloques intellectuels et des conversations privées mais surtout dans la presse, à faire croire que l'épiscopat français aurait plus ou moins modifié sa position traditionnelle. Et l’on explique cette prétendue évolution par le souci qu'éprouvent les successeurs des apôtres de ne pas ignorer la masse des Français qui font confiance à l'enseignement public.

Il serait temps effet étrange, disons même impensable, que l'Église pût négliger l'instruction religieuse des millions d'enfants que l'État accueille dans ses Écoles, et se désintéresser de maîtres de l'enseignement public qui, dans le respect loyal de la neutralité, charte de l'enseignement public, donnent chaque jour le témoignage de leur foi!

[11] Mais en quoi cette attention apostolique est-elle inconciliable avec la mission que l'Église a assumée de proclamer inlassablement le droit naturel, et de revendiquer le libre exercice de sa mission enseignante ?

Il est de l'intérêt des gouvernants, des hommes politiques quelles que soient leurs tendances, d'être fixés sur ce point. Le plus “laïque” des serviteurs de l'État doit tenir compte de l'attitude de Rome et des évêques, sinon par sympathie, du moins par réalisme. Si l'attachement de l'Église à la cause de l'enseignement privé confirme celui des familles, il est parfaitement vain d'attendre de ce côté une manifestation d'abandon ou de lassitude.

Or les évêques, c'est un fait, restent d'accord, sans aucune réserve, sur la légitimité des revendications de l'enseignement libre. Ils le sont pour des raisons de droit naturel. Ils le sont pour des raisons d'ordre apostolique. Il le sont, comme l'a dit le cardinal Roques, “parce qu'ils ne peuvent pas ne pas l'être”.

On nous parle de réalisme: le meilleur réalisme commande de prendre acte de cette détermination.

Le droit des parents, dont nous avons parlé d'une manière générale, est tout d'abord proclamé fortement et sans l'ombre d'une équivoque par Pie XI [* Encyclique Divini illinis magistri de 1929 - note de marge] dans un texte auquel ses successeurs et les évêques du monde entier n'ont cessé de se référer. Il ne faut pas oublier que l'Église se considère comme gardienne du droit naturel et ne saurait transiger sur ce point. La famille, déclare Pie XI, reçoit immédiatement du Créateur la mission et conséquemment le droit de donner l'éducation à l'enfant, droit inaliénable parce qu' inséparablement uni au strict devoir corrélatif, droit antérieur à n'importe quel droit de la société civile et de l'État, donc inviolable par quelques puissance terrestre que ce soit.” Et Pie XII, vingt ans plus tard, défendait en ces termes la famille contre l'intervention abusive de l'État: On se retranche derrière le fallacieux prétexte de l'impuissance de la famille livrée à ses propres moyens, pour la mettre sous la p[l]eine dépendance de l'État et la faire servir à des fins qui lui sont étrangères. Déplorable désordre, dans l'illusion plus ou moins sincère d'un ordre factice, mais désordres qui conduit logiquement au chaos.” Le cardinal Roques, président de la Commission épiscopale de l'Enseignement, rappelait, le 16 janvier 1955, que l’école est “une institution auxiliaire et complémentaire de la famille et de l’Église.”

[12] Depuis, des allocution de Jean XXIII [* Notamment en septembre 1959, à l'Association italienne des maîtres catholique. - note de bas de page], de nombreuses déclarations épiscopales [* Lyon, Bayonne, Agen, Nancy, Clermont, Rennes, Angers, etc. - note de bas de page], une note de l'Évêché de Lille sur la doctrine de l'Église en matière scolaire [* Lethielleux, éditeur, février 1959. - note de bas de page], enfin, une mise au point du cardinal Gerlier, devraient ôter le moindre doute à ceux-là même dans l’information était insuffisante. L’Église, considère bien l'école chrétienne comme son œuvre et l'une des formes essentielles de sa mission apostolique. En outre, elle défend le droit des parents parce que ce droit est à ses yeux inaliénable.

Il est clair que dans le cas de l'école chrétienne, la liberté scolaire est doublement chère aux catholiques. Et l'une des erreurs des “faiseurs de système” est d'imaginer que l'Église et les familles intéressées puissent renoncer à la fondation et à la direction d'écoles que les familles en cause ne choisiraient pas si elles ne dépendaient pas de l’Église, et que l'Église ne dirigerait pas si elles n’étaient pas intégralement chrétienne[s]. Cela n'est pas toute la liberté d'enseignement, mais cela en fait partie.


IV - “Nationalisation” et “intégration”

Certains ont cru devoir minimiser ces désirs, pourtant compréhensibles si l'on veut bien y regarder de près comme nous avons tenté de le faire.

Les uns ont cru que la querelle scolaire était exclusivement une question de salaire. Ils ont imaginé l'intégration des maîtres de l'enseignement privé dans l'enseignement public.

Cette solution n'en n'est pas une: l'un de ceux qui l'ont proposée, M. Paul Vignaux, posait comme condition l'unité du service public, laquelle n'est pas seulement technique, mais morale” [* Voir Le Monde du 30 juin 1959 et les déclarations ultérieures de M. Vignaux, secrétaire général du Syndicat général de l'Éducation Nationale, affilié à la C.F.T.C., la C.F.T.C. ne prenant pas la responsabilité de ses positions. - note de bas de page] Cela revient à dire que la liberté de l'enseignement, selon l'expression reprise à Juvénal par M. Paul Ramadier dans un article du “Populaire” de juillet 1951, aurait, pour assurer sa vie, perdu ses raisons de vivre”. [13] On imagine mal, au surplus, comment la laïcité de l'État, invoquée par les adversaires de la liberté d'enseignement, se concilierait ici avec la “fonctionnarisation” des maîtres de l'enseignement privé, à moins de leur imposer la renonciation à une vocation très précise qui[?] suppose l'école chrétienne.

Les solutions, définitives ou transitoires, que certains ont imaginées pour réaliser l'”intégration” ne font que confirmer le choix inéluctable: ou bien l’on tolère pour un temps, comme les vestiges d'un régime disparu, comme les “sénateurs inamovibles” de la IIIe République, quelques enseignants chrétiens, avec leurs méthodes et leurs programmes, dans des établissements destinés à devenir laïques, et c’est l'étatisme à terme, la mort douce de l'enseignement privé; ou bien l’on admet dans l'Enseignement d’État des écoles catholiques, et la laïcité est ainsi remise en question, car on imagine difficilement que l'État puisse dispenser selon les cas une éducation agnostique ou une éducation chrétienne; ou bien l’on propose aux enseignants libres la sécurité en échange de la liberté, et le moins qu'on puisse dire est qu'il s'agit alors d'un marché fort déplaisant, où la dignité de l'instituteur, du professeur, de l'éducateur est plus ou moins méconnue en même temps que celle des familles dont il a la confiance.

D'autres ont établi une distinction, sur laquelle il y aurait beaucoup à dire, entre l'État et la Nation, et ont déclaré que la nationalisation équivaudrait pas au monopole si une Université nationale autonome devenait la régente de tous les enseignements. Les plus libéraux admettent, sous la direction de cette Université, un enseignement religieux.

Ces deux solutions diffèrent assurément sur un point: la première rejette le pluralisme; la seconde admet un pluralisme, mais un pluralisme encadré, sinon un pluralisme clos. Nous croyons que l'une et l'autre ont en commun un certain nombre d'inconvénients majeurs, et que l'Université autonome elle-même ne saurait rendre caduque la liberté d'enseignement. Elle poserait en outre, en fait de neutralité religieuse, philosophique et morale, de redoutables problèmes…

 

LE MONOPOLE DE L'UNIVERSITÉ SERAIT ENCORE UN MONOPOLE

Cette distinction entre l'État et la Nation est, en effet, de nature à donner le change. Mais l’école libre, qu'il s'agisse d'intégration dans l'école d’État ou d'intégration dans l'Université [14]  nationale, cesserait d'être libre dans la mesure où une autorité extérieure serait substituée à celle que les familles et les maîtres ont librement choisie.

Si nous prenons le cas des écoles chrétiennes, il est clair que les parents, dont nous avons rappelé les droits, choisissent l’école chrétienne non seulement parce que cette école n'est pas directement rattachée à l’État, mais encore et surtout parce que l'autorité le religieuse à laquelle elles ont fait confiance est maîtresses de la fondation et de l'organisation de l'enseignement chrétien. Supprimer cette garantie, que ce soit au bénéfice de l'État ou d'une collectivité universitaire, c'est méconnaître un désir précis et formel des intéressés.

Le raisonnement vaut pour les maîtres, qui ont librement choisi leur allégeance et qui n'entendent nullement y renoncer.

S'en étonner, ce serait prouver qu'on n’a rien compris à ce qui ce que signifie, en fait d'enseignement, la liberté individuelle, et nous conseillons à ceux de nos lecteurs qui traiteraient à la légère ce désir de liberté, la lecture, pour exemple, des déclarations des instituteurs libres de Normandie, affiliés à la C.F.T.C., sur le droit des parents et des éducateurs chrétiens [*  voir Ouest-France du 8 juillet 1959 - note de bas de page].

Au reste, cette nationalisation de forme universitaire serait-elle conforme à l'intérêt de l'État et de la Nation ?

En politique, disait Montalembert, il n'y a de légitime que ce qui est possible. L’Université autonome ? “J'avoue que je n'y crois guère en France, nous écrivait un ami qui appartient bel et bien à l'avant-garde des catholiques sociaux, étant donné la tradition centralisatrice de l'État français. Le monopole d'une corporation universitaire n’y paraîtrait d'ailleurs pas sans inconvénient, autre que le monopole d'État et non moins réel.

C'est donc, déjà, faire un pari hasardeux que de répondre aux revendications des premiers intéressés par le vœux d’un bouleversement légal et culturel dont rien ne permet de penser qu'il est du domaine du possible.

Mais le serait-il, nous ne croyons pas que le pays gagne.

 

INUTILES ET DANGEREUSE COMPLICATIONS

Rien n’autorise, en effet, à affirmer que dépendant d'une autorité multiforme, l’Éducation nationale serait mieux assurée et plus harmonieusement dirigée. Pour avoir ignoré les exigences logique de la liberté familiale et démocratique d'enseignement, l’on se trouverait bientôt affronté à de multiples [15] problèmes. Un dilemme écarté, combien d'autres surgiraient!

Comment l'État pourrait-il délimiter les domaines sans renoncer, pour ce qui concerne l'école publique elle-même, à une part de son autorité ? Le ministère de l'Éducation nationale verrait-il restreindre ses responsabilités ? Dans l'affirmative, on image le mécontentement de tous ceux qui revendiquent pour ce ministère des attributions étendues. Dans la négative, il n'y a plus d'autonomie réelle.

Imaginons que le demi-asservissement de l'enseignement privé fasse admettre par certains la demi-émancipation de l'enseignement public, cela légitimerait-il la violation d'un principe de liberté ? Et ce compromis, vraiment bâtard, aurait-il même l'excuse d'assurer une organisation techniquement plus parfaite ?

Quelle serait, dans cette organisation, l'autorité réellement substituée à celle que certaines familles et certains maîtres choisissaient la veille comme familles chrétiennes et comme enseignants enseignants libres ? Des conseils panachés ? Faudrait-il instituer le scrutin comme mode de décision jusqu'au sommet ? Représentants de l'État, représentants des maîtres et syndicats, représentants des familles, se neutraliseraient-ils ? Quelle part serait faite aux représentants des Églises ?

Nous avouons préférer la liberté avec ses risques à cette unité artificiellement imposée sous laquelle on sentirait couver les discordes.

 

L’UNITÉ ELLE-MÊME EN PÉRIL

Quant à l'esprit même de l'enseignement, quant aux principes communs sur lesquels on prétend fonder l'unité considérée comme le bien suprême, il est permis de demander comment seraient définis le patriotisme, l'éducation morale et civique, les droits et devoirs des enseignants. Bon gré mal gré, entre Français de tendances diverses et souvent contraires, il faudrait philosopher dangereusement [* M. Pierre-Henri Simon a senti le danger. Voir Le Monde du 14 octobre 1959. Nous nous plaisons du reste à reconnaître que Pierre-Henri Simon, dont les exposés sont nuancés, n’est favorable à aucune sorte de monopole. Nous nous bornons à signaler ici les inconvénients d'une révolution universitaire dont nul ne peut prévoir les conséquences - note de bas de page]. Alors qu'il eût été possible de trouver dans l'exercice loyal d'une liberté ancienne et familière aux Français un minimum d'harmonie, nous aurions à redouter, à l'intérieur même de l'Enseignement, le retour des anciennes querelles.

[16] Tout cela serait fort périlleux pour l'État lui-même, à l'heure où le bouillonnement des esprits et les influences extérieures rendent particulièrement nécessaire son autorité. Ce que nous croyons très sincèrement, c'est que l'autorité publique est d'autant plus fort qu'elle se tient dans son domaine, et que la prudence lui commande de ne pas poser certains problèmes, générateurs d'interminables conflit, lorsqu'elle peut apporter aux problèmes existants des solutions modestes et simples.

Il est certes souhaitable que l’enseignement - aussi bien public que privé - ne deviennent pas un “ghetto”. Mais il n'est pas tellement désirable que l'enseignement national devienne un forum.

[Suite]

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